Valeurs identitaires et extrémisme religieux
L'autre jour, dans un reportage sur la montée de l'extrémisme islamique en Algérie dans les années 1990 que je regardais à la télé, un vieux Berbère a dit que c'est quand un peuple s'est "déculturé" qu'il devient le plus vulnérable aux idéologies extrémistes. Il a ajouté que lorsqu'une société n'a plus de valeurs communes, d'héritage commun et de sentiment d'appartenance partagé par la majorité de la population, elle n'a plus les moyens de faire obstacle et de résister aux idéologies destructrices qui viennent de l'extérieur.
Selon lui, c'est un peu ce qui s'est passé en Algérie. Un groupe composé en grande partie d'anciens combattants revenus d'Afghanistan où ils étaient allés combattre les Soviétiques au début des années 1980, financé par les monarchies du Golfe qui voulaient propager une vision fanatique et violente de l'Islam appelée salafisme, a réussi à jeter le pays dans une guerre civile qui a fait quelques centaines de milliers de morts et laissé des traces qui subsistent encore aujourd'hui sans la société algérienne.
Au cours de cette période, plusieurs Algériens qui fuyaient la violence ont trouvé refuge au Québec. Un ami d'origine berbère m'a dit qu'il avait vécu dans la terreur permanente pendant plus de deux ans avant de pouvoir quitter son pays. On découvrait les cadavres mutilés de ses amis, très souvent des journalistes, dans des coffres de voitures. Une autre, qui était étudiante à l'Université d'Alger, m'a raconté que les extrémistes religieux récitaient les noms des étudiantes avec des hauts-parleurs et menaçaient de les tuer si elles ne quittaient pas l'université où, selon eux, leur condition de femmes ne leur permettait pas d'étudier.
Aujourd'hui, certains parmi les immigrants et leurs enfants venus d'Algérie et d'autres pays musulmans pour s'établir au Québec, militent contre la décision du gouvernement québécois qui vient d'interdire le port de symboles religieux aux fonctionnaires qui occupent des fonctions d'autorité. D'autres, par contre, sont d'accord avec cette mesure et nous mettent en garde en disant que le port du voile n'est pas un symbole religieux anodin, et que derrière cette pratique, se cache, pour certains musulmans extrémistes, une volonté de transformer leur société d'accueil en quelque chose de mieux adaptée à la conception sectaire et extrémiste qu'ils ont de leur religion.
Il es difficile pour moi d'imaginer que ceux et celles qui ont fui un régime oppressif voudraient reproduire ici les conditions qui ont contribué à sa mise en place, mais ce sont souvent leurs enfants qui adhèrent aux idéologies que leurs parents ont voulu fuir. C'est ainsi que l'on retrouve dans les universités québécoises de jeunes étudiants fanatisés qui terrorisent les étudiantes qui ne veulent pas se soumetttre aux règles de leur religion revue et corrigée par le salafisme. Et il y a des étudiantes qui ont choisi librement de quitter le Québec pour rejoindre Daech. Pourquoi ? Probablement parce que ces groupes leur offrent une identité simple et sans compromis, et un sentiment d'appartenance qu'ils n'ont pas trouvés ici ou qu'ils n'ont pas pris la peine de chercher.
Qu'en est-il de notre société, ici au Québec ? Avons-nous des valeurs communes assez fortes et partagées par une assez grande partie de la population pour nous prémunir contre les dérapages que d'autres sociétés et d'autres pays ont connus ? Quel héritage culturel et religieux allons-nous laisser à nos descendants ? Nous avons rejeté, pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises, les croyances et traditions religieuses que nous avaient transmises les générations qui nous ont précédés. Aujourd'hui, on nous dit que ce qui nous unit, c'est la laïcité, l'égalité des sexes, et, bien sûr, notre langue, mais est-ce suffisant pour nous forger une identité culturelle assez forte pour nous rassembler et nous gader unis face à une idéologique totalitaire et violente qui voudrait changer notre façon de vivre et de penser ?
Il y a une quinzaine d'années, nous avons créé une commission et payé des spécialistes pour discuter de ces choses à notre place. Ces spécialistes ont invité de simples citoyens et citoyennes à prendre part aux discussions qui étaient très intéressantes, et plusieurs d'entre nous l'ont fait. Ce fut une expérience unique et très enrichissante. Malheureusement, les discussions semblent s'être terminées avec la dissolution de la commission. Depuis chacun vit sa petite vie en ligne avec ceux et celles qui lui ressemblent sans trop se préoccuper de ce que pensent les autres.
Je crois que nous devrions reprendre le dialogue où nous l'avons laissé. Je crois aussi que les valeurs qui unissent des gens qui vivent ensemble sur un même territoire doivent venir de la rencontre de ces mêmes personnes, et non pas uniquement de concepts qui, même s'ils sont très généreux, restent souvent abstraits. Pour moi, c'est la seule façon de se forger une identité commune. Sinon, on ira tous, chacun de son côté, sur Internet à la recherche de gens qui nous ressemblent et avec qui on pourrait s'associer, et d'un passé qu'on idéalise, que ce soit le Califat ou l'époque bénie où l'Église contrôlait tous les aspects de la vie des Québécois et Québécoises.
Plus nos valeurs sont simples, claires et biens définies, plus elles sont faciles à partager et à imposer, mais plus elles sont aussi restrictives et contraignantes, et pas uniquement pour ceux et celles qui ne les partagent pas. Nous en avons fait l'expérience au Québec à une époque où tout n'était pas triste et sombre, il fait bien l'avouer, mais qu'il serait illusoire et peu souhaitable, à mon avis, de vouloir recréer.
Plusieurs qui ont aujourd'hui mon âge ont un peu la nostalgie d'un passé où tout était clair et bien défini. Nous étions tous catholiques et on nous enseignait à un très jeune âge qu'en dehors de l'Église il n'y avait point de salut. Aujourd'hui, nous avons des voisins et des collègues de travail qui viennent d'ailleurs et qui, très souvent, voient leur religion exactement de la même façon que nous voyions la nôtre il y a une soixantaine d'années. C'est pourquoi il faut faire un effort pour s'entendre sur les valeurs que nous décidons de partager et que nous souhaitons transmettre à nos enfants. Il est important, pour que nous puissions vivre ensemble en harmonie, que ces valeurs soient plus universelles et puissent englober des univers culturels et religieux différents.
Pour reprendre le mot utilisé par le vieux Berbère que j'ai cité au début de ce texte, quand on se rend compte qu'on s'est "déculturé", je crois qu'il faut faire un effort pour se "reculturer" si nous voulons, non seulement vivre en harmonie, mais survivre en tant que société.
Amin Maalouf, le grand écrivain français d'origine libanaise, a écrit que si le XXe siècle avait été dominé par la lutte entre le communisme et l'anticommunisme, le XXIe siècle est déjà et continuera à être dominé par une lutte entre entre le terrorisme religieux et l'antiterrorisme religieux. L'avenir nous dira jusqu'à quel point il a raison.
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