Une soirée sans Wi-Fi
Il est un peu passé dix heures du soir. Nous n’avons pas accès à internet depuis 4h30 cet après-midi. Le Wi-Fi est en panne. Nous avons passé une soirée différente de celles que nous avons l’habitude de passer. Normalement, nous regardons ensemble les nouvelles canadiennes et américaines en mangeant. Après ça, Maria regarde des vidéos en vietnamien sur YouTube : des YouTubeurs qui se promènent dans les rues des villes ou à la campagne en filmant et en commentant tout ce qu’ils voient, des gars ou des filles qui vont manger dans des restaurants et qui nous montrent et nous décrivent en détails ce qu’ils bouffent, des agents d’immeubles qui nous font visiter des condos ou des appartements à vendre ou à louer à Danang, Dalat ou Saigon, des sujets d’actualité, des faits divers. Et un peu avant de s’endormir, Maria regarde toujours quelques vidéos de recettes de cuisine. Je me demande comment elle fait pour se souvenir des détails comme les ingrédients et les quantités.
Moi, après souper, je descends au sous-sol pour relaxer, et ensuite faire du vélo stationnaire ou de la musculation en regardant des vidéos sur YouTube : des couples qui enseignent des figures de salsa ou de merengue, des humoristes, de l’histoire, de la philosophie, des conversations en espagnol pour améliorer ma compréhension, des poursuites en voitures (quand je fais du vélo stationnaire, c’est comme si c’était moi qui était au volant de la voiture de police), des crimes et des arnaques, des Français qui discutent de l’actualité sur la chaîne C dans l’Air, des Américains comme Lawrence O’Donnell ou Rachel Maddow, et d’autres au Canada qui commentent l’actualité en français et en anglais (l’actualité qui de ce temps-ci et depuis déjà un bon bout de temps, gravite toujours autour du mégalomane richissime et narcissique que les Américains ont élu président).
Comme je vous l’ai dit, ce soir, c’est différent. On n’a pas regardé de vidéos chacun de son côté, moi en bas et elle en haut. Maria m’a montré des photos de sa famille au Vietnam, des photos d’elle quand elle était en transit à Hong Kong la première fois qu’elle est retournée dans son pays et des photos de ses premières années au Canada. Elle m’a raconté des anecdotes qu’elle m’avait déjà racontées mais dont j’avais oublié quelques détails.
Et moi, en faisant de la musculation, je me suis concentré uniquement sur ce que je faisais au lieu de regarder toutes sortes de vidéos pour me distraire. Après ça, étant donné que je ne pouvais pas regarder de compte-rendu et d’analyses de la rencontre que notre premier ministre a eue aujourd’hui avec le président américain, je me suis dit que j’allais lire un peu. J’ai rapidement fini de lire le livre que j’avais commencé et que j’avais presque terminé : Un soir d’été de Philippe Besson. C’est là que l’idée m’est venue d’écrire pour décrire cette soirée un peu inusitée sans internet.
Cette situation m’a fait réfléchir. Elle m’a permis de me rendre compte que nous passons beaucoup de temps à regarder plein de choses qui n’en valent pas toujours la peine. Et je me suis dit qu’un ou deux soirs par semaine, nous devrions faire comme si nous n’avions pas accès au Wi-Fi, juste pour aérer un peu notre cerveau et passer plus de temps vraiment ensemble. Je vais en parler à Maria demain matin.
On prend quelquefois des habitudes, comme disait ma mère des mauvais plis, sans trop s’en rendre compte. On commence à faire des choses sans trop savoir pourquoi, parce que c’est agréable et facile, et que ça ne demande pas trop d’efforts ; et on continue de faire ces mêmes choses sans s’arrêter pour penser que l’on pourrait faire des choses plus intéressantes et plus créatives.
Grâce au Wi-Fi, on trouve en ligne des choses captivantes sur la politique, les enjeux sociaux et plein d’autres choses, mais il ne faudrait pas oublier que le mot captivant(e) a la même racine que captif et captivité, et que captivité, c’est synonyme d’absence de liberté. Il se passe plein de choses dans le monde, et on se dit qu’il est bien normal de vouloir se maintenir au courant. Et on passe de plus en plus de temps à regarder des analyses et des débats à n’en plus finir sur les droits de douane et la guerre commerciale entre les États-Unis et le reste du monde parce qu’on se dit que tôt ou tard tout ça va nous affecter dans notre vie quotidienne.
Et au milieu de tous ces débats, ces analyses et ces commentaires, il y a de la publicité, sournoise et insidieuse. Et les algorithmes nous suggèrent d’autres vidéos avec des titres plus accrocheurs et des contenus plus captivants pour que nous passions plus de temps à regarder encore plus de contenu et de publicité. Le résultat est que nous n’allons jamais en profondeur. Nous restons à la superficie de nous-mêmes sans jamais aller à l’essentiel…parce que l’essentiel, on ne le trouve pas en accumulant de plus en plus d’informations mais dans le silence et la réflexion.
Et il y a aussi tout ce que l’on regarde par curiosité ou pour se changer les idées : des cas de rage au volant, des chats perdus et retrouvés, des victimes de romances en ligne, des gars qui se font prendre les culottes baissées dans toutes sortes de situations, etc. Et les algorithmes qui savent ce qu’on a déjà regardé nous proposent d’autres vidéos du même genre pour nous garder captifs et dépendants.
C’est cette panne de Wi-Fi qui m’a amené à faire cette réflexion. Si cette panne n’avait pas eu lieu, je serais probablement à l'heure qu'il est en train de regarder des vidéos sur YouTube allongé sur le divan.
P.-S. : La panne n’était pas généralisée. Ce matin, Maria a réglé le problème en débranchant et rebranchant le modem. Je suis quand même heureux que ce soit arrivé.
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