Les rêveries du retraité solitaire

Ici, dans le comté Pontiac où nous avons notre chalet, il y a beaucoup de chasseurs. La chasse aux canards a commencé il y a quelques semaines et on entend tirer du fusil très tôt le matin. J’ai un peu peur de m’aventurer sur la rivière en kayak. J’évite aussi d’aller marcher dans le sentier qui longe la rivière. Ma femme me dit que quand elle voit la trace de mes pas dans la neige, ça ressemble un peu à la démarche d’un canard. Je ne voudrais surtout pas qu’on me prenne pour un canard…surtout à ce temps-ci de l’année.

Plus tard, il y aura la chasse à la perdrix, au chevreuil, à l’orignal et à l’ours. Pour plusieurs, la chasse est une tradition qui leur vient de leurs ancêtres amérindiens. Ils prennent leurs vacances annuelles en automne pour aller chasser plutôt qu’en été pour aller à la plage ou pour voyager. À chaque automne, avec d’autres chasseurs, mon neveu prend un petit avion pour aller chasser le caribou dans le nord. Pour les Américains, nous sommes déjà dans le nord mais tout est relatif quand on parle du nord. Ça dépend d’où on est quand on regarde vers le nord.

Je suis le seul gars sur le chemin Dion à ne pas avoir un bateau à moteur, un véhicule tout-terrain motorisé et une motoneige. J’ai mes kayaks, mon vélo et mes skis de fond. Je suis aussi le seul gars sur le chemin Dion à ne pas avoir de bedaine.   

L’autre jour, un de nos voisins est arrivé avec son tout-terrain. Il cherchait ses enfants qui ne sont jamais là à l’heure des repas. On a jasé un peu. Je lui ai demandé quand il avait l’intention d’aller à la chasse. Il m’a dit : « La chasse, pour moi, c’est fini depuis il y a une dizaine d’années. » J’ai été surpris d’entendre ça. Le gars part souvent faire des randonnées de centaines de kilomètres en forêt sur son tout-terrain. Il monte jusqu’à Maniwaki et même jusqu’en Abitibi. J’étais certain qu’il était un chasseur. Je lui ai demandé pourquoi il n’allait plus à la chasse. Il y avait de l’émotion dans sa voix quand il m’a raconté.

Il était allé chasser le chevreuil pour une semaine avec des amis quelque part au nord de Bryson. Ils couchaient dans une tente. Le coup de fusil qu’il a tiré a arraché une patte au chevreuil qui a quand même réussi à prendre la fuite sur trois pattes. Le chasseur n’a pas eu le temps de recharger son arme pour l’achever. Plus tard, pendant la nuit, sous la tente, il a entendu pleurer le pauvre animal quand les loups l’ont dévoré.

Deux ou trois jours après notre brève conversation, il y avait un canard blessé par un chasseur sur la rivière. Il ne pouvait pas voler. Maria et moi sommes partis avec nos kayaks pour le ramener sur la rive et tenter de le soigner, mais à chaque fois que nous réussissions à nous approcher un peu de lui, il plongeait sous l’eau parce qu’il avait peur de nous.

Nous avons demandé à notre voisin chasseur repenti s’il connaissait un organisme qui vient en aide aux canards blessés. Il nous a dit : « Oui, il y a Ducks Unlimited mais il ne passera probablement pas la nuit. Il rats musqués vont s’en charger. C’est comme ça dans la nature. Quand un animal ne peut pas survivre, il devient de la nourriture pour ses prédateurs. » Il y avait de la tristesse dans sa voix quand il a dit ça, nos regards se sont croisés, et je savais qu’il pensait au chevreuil qu’il avait blessé.