Une affaire de génération
Socrate a écrit ceci il y a à peu près deux mille cinq cents ans. Depuis que le monde est monde, c’est toujours le même refrain : les membres d’une génération estiment que ceux et celles qui font partie des générations qui les suivent n’ont pas les mêmes qualités, les mêmes principes et les mêmes valeurs qu’eux quand ils avaient le même âge. Ce conflit entre générations a toujours existé et c’est, je crois, normal et souhaitable. Il est normal qu’une génération tente de s’affirmer par rapport à celle qui l’a précédée en inventant d’autres règles et de nouvelles façons de penser, de s’exprimer et de voir les choses. Je me demande pourtant ce que Socrate avait contre le fait de croiser les jambes.
Je crois que lorsqu’on parle d’identité, comme je le fais souvent dans ce blogue, on peut dire que le fait d’appartenir à une ou l’autre génération constitue un élément important de ce que nous sommes, et aussi, jusqu’à un certain point, explique en grande partie comment nous pensons et communiquons. Je fais partie de la génération des baby-boomers. À chaque génération, c’est un peu la même chose : il y en a quelques-uns qui donnent le ton et des millions qui suivent comme des moutons. Ce n'est pas péjoratif quand j'écris cela. Je me considère moi-même comme l'un de ces moutons. On ne peut pas tous être des génies et des leaders.
Notre génération a produit toutes sortes de choses dans plusieurs domaines. Il y a eu les beatniks qui sont plus tard devenus des hippies, l’amour libre, le peace and love, des musiciens extraordinaires, des poètes et des chansonniers qui ont nourri nos pensées et nos esprits. Il y a eu aussi le mouvement féministe, le début de la revendication des droits des gais et lesbiennes, la création de l’ONU et de grandes avancées des syndicats pour ce qui est des conditions de travail. Au Québec, nous avons eu la Révolution tranquille, une réforme qui a rendu notre système d’éducation accessible à tous, l’assurance automobile et la nationalisation de l’électricité. Le Canada a mis en place un système de santé universel et a promulgué la Loi sur les langues officielles.
J’entends quelquefois des baby-boomers qui n’ont fait que suivre les mouvements qui avaient été initiés par d’autres se vanter d’avoir accompli toutes ces choses. Ils sont un peu comme les partisans d’une équipe de hockey qui disent : « Nous avons gagné la Coupe Stanley » alors qu’ils se sont contentés de regarder les matches en buvant de la bière et en mangeant de la pizza assis sur le divan de leur salon. Et ils sont les premiers à critiquer, comme Socrate, les générations qui suivent en leur disant : « Vous êtes assis sur vos culs et vous ne faites rien. Regardez tout ce que nous avons accompli ! Vous devriez être reconnaissants au lieu de vous plaindre tout le temps. »
Les générations qui nous suivent sont aux prises avec des problèmes qui ont été en partie créés par nous. Il y a des problèmes de pollution et d’environnement qui sont le résultat de l’exploitation souvent mal planifiée que nous avons faite de nos ressources naturelles pour payer nos hôpitaux, nos routes, nos écoles et notre filet social. Il y a aussi le fait qu’étant donné que nous sommes plusieurs à être nés à la même époque, nous sommes par conséquent plusieurs à vieillir et à prendre notre retraite en même temps. Ceci fait en sorte qu’un fardeau énorme repose sur la population active qui doit subventionner les programmes sociaux et les services de santé dont nous avons besoin. Plusieurs de ces contribuables qui font partie des générations qui suivent la nôtre se disent que des programmes comme le revenu minimum garanti, l’assurance emploi et les services de santé gratuit n’existeront peut-être plus quand ce sera à leur tour de prendre leur retraite parce que les caisses seront vides et qu’il sera devenu impossible de les renflouer avec les impôts générés par des emplois précaires et à cause de la dette publique qui ne cesse d’augmenter et qu’on devra continuer collectivement à payer.
Et puis il y a tous les problèmes qui ne dépendent pas de nous et qui sont liés à la mondialisation. Les décisions que prennent les représentants que nous avons élus pour nous gouverner sont souvent court-circuitées par les intérêts des grandes multinationales qui ont le gros bout du bâton. Ce sont elles qui décident où elles vont investir et à quelles conditions. Si nous avons des lois qui protègent un peu trop la qualité de vie des travailleurs et diminuent leurs profits, elles vont aller ailleurs. Et il y a tout ce qui a trait à la culture. Nous, les baby-boomers, avons grandi dans un environnement dans lequel notre culture était protégée. À notre époque, tout le monde regardait les mêmes émissions à la télé et on en parlait ensemble le lendemain. Pour les millénaires, c’est différent. Avec l’arrivée des médias sociaux et des chaines de télévision spécialisées (plusieurs ne sont même plus abonnés au câble), la culture s’est universalisée. Il n’y a plus de frontières. On parle maintenant d’obliger Netflix à payer des taxes et à réinvestir une partie de ses profits réalisés au pays dans des productions locales mais la partie n’est pas gagnée. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les lois visant à protéger notre culture et notre identité n’aient plus le même impact qu’il y a une quarantaine d’années et que la souveraineté du Québec ne soulève plus le même enthousiasme et les mêmes passions.
Depuis que je suis retraité, je n’ai pour dire pratiquement plus aucun contact avec les jeunes. Les seules personnes avec qui j’ai des contacts et qui lisent ce que j’écris dans mon blogue sont des baby-boomers. Je n’ai aucune idée à quoi pensent les jeunes et comment ils pensent. Avant-hier, j’ai fait un brin de causette avec un jeune qui s’entraînait en ski de fond. J’ai découvert que son entraîneur est le fils d’un gars avec qui j’ai fait des compétitions il y a plus de trente ans. J’ai vu l’enthousiasme dans ses yeux et je l’ai entendu dans sa voix quand il m’a dit qu’il avait de bonnes chances de faire partie de l’équipe du Québec. J’aurais aimé savoir ce qu’il regarde à la télé…s’il regarde la télé, quel genre de musique il écoute, comment il voit la politique et l’avenir de notre langue et de notre culture, etc.
Ce matin, comme nous le faisons à tous les deux ou trois mois, mon ami André et moi sommes allés manger ensemble au restaurant. Nous avons en commun une manière de voir et d’analyser les choses qui est propre à notre génération. Nous avons des références culturelles et des expériences communes qui font que nous n’avons pas besoin de beaucoup de mots pour nous comprendre. Nous sommes des baby-boomers. Nous parlons et nous pensons comme des baby-boomers. L’identité, c’est aussi quelque part une affaire de générations.
Je vous laisse avec deux petites vidéos :
La première est une chanson qui a occupé la première place au palmarès québécois pendant plusieurs mois en 1963. C’était un peu notre hymne à la jeunesse et la célébration de notre anticonformisme et de notre appartenance à une génération spéciale. Nous avions une vision et des projets de société ; notre identité était collective et nous en étions fiers. Pierre Lalonde chantait « Nous on est dans le vent », et nous, nous étions convaincus que nous faisions partie d'un grand mouvement et que, comme le chanterait sept ans plus tard Renée Claude, nous étions au début d'un temps nouveau et que la terre était à l'année zéro. Contrairement à toutes celles qui nous avaient précédés, nous étions la seule génération à être dans le vent, le vent du renouveau, de la liberté et du changement.
https://www.youtube.com/watch?v=Z0pti7W6bzk
La deuxième est une chanson intitulée « Lose Yourself » qui a été écrite une quarantaine d’années plus tard. Eminem ne parle pas de la pacifique, romantique et quelque peu attendrissante affirmation d'une génération face à celle qui l'a précédée mais de la difficulté de survivre isolé dans une société de plus en plus individualiste, et qui semble avoir perdu ses repères et son sens de la collectivité. Il parle d’un new world order et dit : You better lose yourself in the music, the moment you own it, you better never let it go », comme si la musique rap était devenue pour ces jeunes la seule chose à laquelle ils pouvaient encore se raccrocher. Cette chanson est le cri de désespoir et de révolte d'une génération qui semble ne plus avoir autre chose en commun qu'un avenir incertain et aucun rêve à partager.
https://www.youtube.com/watch?v=Y3-4UQHmwxQ
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