Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Le fiancé idéal

Santiago du Chili, 1976

 

 

Ana est fière de présenter Arturo, son nouveau cavalier, à ses parents, surtout à son père, qui est colonel dans l’armée chilienne. Elle leur annonce leur intention de se fiancer le printemps prochain si, bien sûr, ils sont d’accord avec leur projet. Arturo étudie à L’École des Amériques (La Escuela de las Américas) où on lui apprend à torturer. Cette école a été fondée en 1946 par les Américains pour combattre le communisme; en réalité, elle sert à maintenir au pouvoir des dictateurs sanguinaires et corrompus soutenus et contrôlés par les États-Unis.  

 

La famille d’Ana est catholique et celle d’Arturo pentecôtiste. Même s’ils sont de religions différentes, les deux familles partagent les mêmes valeurs fondamentales : leur héritage chrétien, la famille, la loi et l’ordre, mais surtout leur soutien inconditionnel au général Pinochet qui a renversé le gouvernement d’Allende en 1973 pour mettre en place une dictature militaire d’extrême-droite comme il en existe dans de nombreux pays d’Amérique latine. À la suite du coup d’état, des milliers d’opposants politiques, étudiants, syndicalistes, mais aussi des prêtres, religieux et religieuses catholiques qui appuyaient la théologie de la libération, ont été entassés dans le stade de Santiago avant d’être torturés et assassinés. Aujourd’hui, en 1976, il y a des centres de torture un peu partout au pays. Le plus célèbre est sans doute la Villa Grimaldi dirigé par le colonel Manuel Contreras, un ami personnel de Geraldo Moyano, le père d’Ana.

 

Pendant le repas qu’Arturo partage avec Ana et sa famille, les hommes parlent, bien sûr, de politique et de la chance qu’ils ont d’avoir Pinochet au pouvoir. Ils parlent aussi de la lutte contre les éléments subversifs de la société qui devrait, selon eux, continuer et s’intensifier pour éradiquer complétement tout ce qui peut ressembler de près ou de loin au communisme. Les femmes parlent de leurs familles, de recettes de cuisine et de la bonne façon dont les parents, qu’ils soient catholiques ou pentecôtistes, devraient éduquer leurs enfants pour qu’ils deviennent de bons chrétiens.

 

Après le repas, pendant que les femmes font la vaisselle dans la cuisine, les deux hommes font une marche jusqu’à la Villa Grimaldi qui est située sur la calle José Arrieta, pas trop loin de la résidence des Moyano. Grâce à leur statut, ils peuvent circuler librement dans l’édifice. Arturo rencontre des militaires qui fréquentent son église. Plus de la moitié des militaires chiliens sont pentecôtistes.[1] Ils déambulent dans les couloirs sombres et étroits de l’édifice où l’on entend des cris et des gémissements. Ils y voient un poète, auteur-compositeur et chansonnier, à qui on vient de casser les poignets, une jeune étudiante de quatorze ans enchaînée au sommier en métal d’un lit à qui on est en train d’administrer des chocs électriques et un vieux syndicaliste, suspendu au plafond d’un cachot par les bras, qu’on est en train de torturer. Ils se rendent ensuite à la cafétéria pour fumer une cigarette en compagnie de quelques militaires qui sont en pause-café. Arturo leur annonce fièrement qu’il est en train d’étudier pour devenir un tortionnaire comme eux.

 

Dix ans plus tard, en juillet 1986, Carmen Gloria Quintana, une étudiante âgée de dix-huit ans et son copain ont été aspergés d’essence et brûlés vifs par des militaires parce qu’ils avaient participé à une manifestation contre le régime de Pinochet. Les militaires les ont ensuite jetés dans un fossé d’irrigation. Le jeune homme, Rodrigo Rojas DeNegri, un photographe, est décédé au bout de quatre jours dans d’atroces douleurs. La jeune femme a survécu. Elle a trouvé refuge au Canada où elle a été traitée pour ses brûlures. Elle est retournée au Chili après la fin du régime militaire où elle a travaillé comme psychologue auprès d’enfants.

 

Demain, c’est dimanche. Geraldo Moyano se rendra à la cathédrale avec sa famille pour remercier Dieu de ses bienfaits et de leur avoir envoyé Pinochet pour rétablir la paix et l’ordre dans son pays. Arturo et sa famille feront de même dans leur plus modeste église pentecôtiste. En sortant de la cathédrale, au son des grandes orgues qui célèbraient la gloire de Dieu, Geraldo a chuchoté à l’oreille de sa femme : « Il n’y a pas à dire, même s'il n'est pas catholique, cet Arturo, c’est vraiment le fiancé idéal. » Après tout, c'est le même Dieu... « Un Dieu de justice, de compassion et de miséricorde », a renchéri sa femme en lui serrant tendrement la main.

 

Ana et Arturo se sont fiancés quelques mois plus tard. Le régime militaire de Pinochet a pris fin en 1990.

 

 

 

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 La villa Grimaldi est devenu un musée 



[1] C’est un pasteur pentecôtiste que j’ai rencontré à Baie-Comeau en 1976 qui m’a dit ça.



01/02/2021
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