Telle est la vie des hommes
C’était à la fin des années 1970. Je m’étais rendu au camping du lac Philippe au volant de ma Volkswagen Rabbit brun panama. Le toit était ouvert et j’écoutais de la musique. Je me sentais libre et heureux comme le vent qui dansait dans mes cheveux. J’avais des cheveux; je n’étais pas marié. Mes deux sœurs et mes beaux-frères étaient déjà là. On a passé la soirée sous la tente parce qu’il s’était mis à pleuvoir. On a bu du vin rouge et on a chanté. C’était des chansons à répondre. Mon beau-frère Pierre en connaissait plusieurs. On n’avait pas besoin de savoir chanter. Il suffisait de répéter. On était simplement heureux d’être ensemble. On était jeune. La vie était belle. On avait l’avenir devant nous.
Je me suis rappelé cette soirée que je croyais avoir oubliée une douzaine d’années plus tard en regardant le film Le Château de ma Mère. Ce film est basé sur un récit autobiographique de Marcel Pagnol dans lequel il raconte ses souvenirs d’enfance. À la fin du film, toute la famille est réunie autour d’une table, à l’extérieur, près de la maison où on venait de passer l’été. On mange, on parle et on rit. On se passe les plats en souriant. La caméra s’éloigne lentement, et on voit la scène d’en haut, comme si c’était un tableau. On n’entend plus les rires ni les voix. On n’entend que la voix du narrateur, Jean-Pierre Darras, une voix chaude et riche de toutes les couleurs et de tous les parfums de la Provence, qui dit ceci :
Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours.
De cette terrible journée, je n’ai pas d’autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle.
Puis le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica.
Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms …
Telle est la vie des hommes.
Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins.
Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. » [1]
Quelques années après notre soirée de camping au lac Philippe, mon beau-frère Daniel est mort dans un accident d’auto sur le Chemin de la Montagne. Ma sœur avait une petite fille de quinze mois et elle était enceinte de huit mois. Mon beau-frère l’avait laissée avec ma mère parce qu’étant donné sa condition, il ne voulait pas qu’elle participe au déménagement dans leur nouvelle maison qui devait avoir lieu le lendemain. Je me souviens exactement de chacun des mots que ma mère a prononcés quand elle m’a annoncé la nouvelle. Je ne les oublierai jamais.
Un événement comme celui-là nous met en face de la réalité. La vie peut être dure, très dure, et aussi très fragile. Le choc a dû être terrible pour ma sœur. Sa vie a été très différente de ce qu’elle aurait été si ça n’était pas arrivé. La vie de ses enfants aussi n’est pas ce qu’elle aurait pu être. Je ne sais pas si c’est mon imagination, mais il me semble que depuis ce drame il y a comme une fatalité qui s’est installée dans la famille qui fait en sorte que le bonheur et l’insouciance qui nous habitaient n’existent plus, et qui nous fait croire que ce qui est brisé ne pourra jamais être réparé. C'est aussi cet étrange et curieux sentiment qui fait que lorsqu’on voit partir quelqu’un qu’on aime en avion ou en voiture, on ne peut s’empêcher de se dire « Et elle ou il ne revenait pas… »
Quand je regarde autour de moi, je vois des retraités de mon âge qui ont l’air d’être comme je l'étais au lac Philippe à la fin des années 1970. Ils sont heureux. Ils n’ont pas l’air inquiet. Ils ont confiance en la vie. Peut-être que les autres pensent la même chose de moi quand ils me voient avec mon kayak, mon vélo ou mes skis de fond dans le Parc de la Gatineau. On ne sait jamais la douleur et la tristesse que les gens qu’on côtoie portent silencieusement dans leur cœur. Je me souviendrai toujours d'un étudiante qui semblait être heureuse et sereine. Ele aimait voyager. Elle enseignait le patinage artistique. Elle portait dans son coeur un immense chagrin qu'on ne pouvait pas voir à l'extérieur. Son père avait accidentellement écrasé son bébé sous les roues sa voiture. Je lui ai raconté pour ma sœur…
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