Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Simone et Gabrielle

Simone et Gabrielle sont décédées toutes les deux la nuit passée. Elles partageaient la même chambre d’hôpital. Simone était au CHSLD (Centre Hospitalier de Soins de Longue Durée) depuis un peu plus de quatre mois alors que Gabrielle y était depuis seulement une dizaine de jours…en attendant qu’un chambre privée se libère.

 

Simone ne s’est jamais mariée. Elle n’a connu qu’un seul amour. Il s’appelait Laurent. Il venait d’un milieu aisé et ses parents n’étaient pas d’accord pour qu’ils se fréquentent. Ils ont menacé de le déshériter et de ne pas payer ses études s’il ne mettait pas fin à sa relation avec Simone. Les amants ne se sont pas suicidés comme Roméo et Juliette. Elle lui a simplement dit qu’elle comprenait quand il est parti mais qu’elle ne cesserait jamais de l’aimer. Simone a travaillé toute sa vie comme réceptionniste pour une compagnie d’assurances de Québec. Elle a un peu voyagé, beaucoup lu, et économisé de l’argent pour ses vieux jours parce qu’elle ne voulait dépendre de personne.

 

Simone avait un frère qui s’appelait Raymond. Après s’être disputé avec leur père qui était alcoolique, il est parti travailler dans l’Ouest et Simone ne l’a plus jamais revu. La mère et le père de Simone sont morts à quelques mois d’intervalle au cours d’un hiver particulièrement froid. Elle venait d’avoir quarante ans. Simone avait aussi une sœur qui s’appelait Germaine. Germaine a eu un fils avec un homme qui l’a laissée peu après la naissance de leur enfant. Son neveu, Jean-Pierre, a toujours gardé contact avec sa tante Simone, même après le décès de sa mère dans un accident de voiture. C’est lui qui l’a convaincue d’aller vivre dans une résidence privée pour personnes âgées quand son diabète, son asthme et ses problèmes cardiaques ne lui ont plus permis de rester seule dans son appartement. Il lui a demandé de signer une procuration pour qu’il puisse mieux gérer ses finances. Elle a accepté parce qu’elle n’avait pas le choix. Il était le seul sur qui elle pouvait compter. Après l’avoir placée à la résidence, il a fait une série de chèques antidatés pour payer la pension de sa tante; il a retiré tout son argent et il est parti. Comme pour son frère, elle n’a plus jamais revu son neveu. Quelques mois plus tard, Simone étant devenue incontinente, l’administration de la résidence privée avait une bonne raison de demander le transfert au CHSLD d’une résidente qui n’avait plus les moyens de payer.

 

Une dizaine d'années avant son départ pour la résidence, Simone avait adopté deux chats, deux chatons de la même potée : un mâle de couleur jaune avec un peu de blanc autour du cou et au bout des pattes qu’elle a appelé Ronron parce qu’il ronronnait tout le temps, et une femelle noire, jaune et blanche à qui elle a donné le nom de Princesse parce qu’elle avait l’air d’un princesse. Ses chats sont rapidement devenus le centre de sa vie. Ils lui ont apporté la tendresse et le réconfort qu’elle n’avait jamais eus. Elle passait des heures à les regarder jouer ou dormir et elle se sentait bien. Elle avait l’impression  de revivre. Il fallait les nourrir, nettoyer leur litière, les amener chez le vétérinaire quand ils étaient malades. C’était une responsabilité mais ça la rendait heureuse et ça donnait un sens à sa vie. Quand ses chats la regardaient dans les yeux, elle avait l’impression qu’ils la comprenaient et qu’ils pouvaient voir l’infinie tristesse qu’il y avait dans son cœur. Avant son départ pour la résidence, elle a fait promettre à son neveu qu’il s’occuperait aussi bien de ses chats qu’elle le faisait elle-même. Il lui a promis, il lui a même juré, et elle l’a cru.

 

À l’hôpital, étant donné que Simone n’avait personne qui venait lui rendre visite, et que les employés étaient débordés de travail à cause des coupures budgétaires, Simone était souvent celle à qui on oubliait de donner un bain ou de changer les draps de son lit. Il fallait donner la priorité à ceux et celles qui avaient une ou plusieurs voix pour se faire entendre et qui avaient quelqu’un qui pouvait aller se plaindre à la direction. 

 

C’était très différent pour Gabrielle. Elle avait toujours quelqu’un qui venait la voir et qui veillait à ce qu’on lui donne un bain et que ses draps soient changées régulièrement. Gabrielle est la deuxième d’une famille de quatre enfants. Elle a marié le meilleur ami de son frère et ils ont eu trois enfants. Ses sœurs n'habitent pas trop loin de chez elle. Elles se voyaient régulièrement, au début, pour célébrer la naissance d’un enfant, et plus tard, le mariage d’un neveu ou d’une nièce ou un anniversaire de mariage. Son frère est toujours resté le meilleur ami de son mari. Il habite à Beauport, en banlieue de Québec, avec son épouse Jocelyne, avec qui Gabrielle s’entendait très bien. Gabrielle a fait carrière come diététicienne dans un hôpital. Après avoir pris sa retraite à l’âge de soixante-deux ans, elle a commencé à écrire. Comme moi, elle avait un blog. Son mari est à la retraite. Il était ingénieur pour Hydro-Québec.

 

Hier après-midi, Simone et Gabrielle ont commencé à peu près en même temps à avoir une infection causée par une bactérie qui porte le curieux nom de C. difficile. L’aumônier de l’hôpital est venu voir Simone pour la réconforter et lui offrir de lui donner le sacrement des malades. Il lui a parlé de la foi de son enfance et de l’espérance de la résurrection. Il lui a parlé du paradis et de la possibilité de revoir tous ceux et celles qui l’avaient aimée et qu’elle avait aimés. Quand elle lui a demandé s’il y avait une place pour ses chats au paradis, il lui a répondu que le paradis n’était pas fait pour les animaux, mais pour les humains qui avaient mis leur confiance en Dieu. Elle lui a dit qu’elle ne pouvait pas imaginer le paradis sans ses chats et qu’il n’y avait aucun être humain qu’elle souhaitait revoir dans une autre vie. L’aumônier a bredouillé quelques paroles de consolation, il l’a bénie et il est parti.

 

Un peu plus tard, au début de la soirée, c’est tout un cortège qui s’est présenté devant le lit de sa voisine. Le mari de Gabrielle était là avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Il y avait aussi son frère et ses sœurs avec des neveux et des nièces. Ils se relayaient parce qu’ils ne pouvaient pas tous être dans la chambre en même temps. On a prié, on a chanté, on a lu des poèmes, on a parlé, on a ri, on a pleuré, et puis tout le monde est parti. Il n’est resté que Gabrielle et son mari Roland. Il l’a embrassée sur les lèvres et sur le front après qu’elle s’est assoupie, et il est sorti de la chambre sur le bout des pieds. Quelques heures plus tard, un peu avant minuit, Germaine est décédée dans son sommeil, un sourire aux lèvres.

 

De l’autre côté du rideau, dans la même chambre, Simone est partie à peu près au même moment. Elle n’est pas morte en souriant. On pouvait voir l’angoisse déformer les traits de son visage. Elle serrait dans une main une vielle photo de deux chatons. Jusqu’à la fin, elle s’est inquiétée pour ses chats.

 

S’il y a après la mort un paradis où les animaux ne sont pas censés aller, Dieu, s’il existe, ne pourrait-il pas faire une exception et y laisser entrer les chats de Simone…et peut-être aussi les miens ?



21/06/2018
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