Soixante ans
Je suis né en 1951, soixante ans après la mort du curé Labelle. Quand j’étais enfant et que je regardais, au début des années 1960, Les belles histoires des Pays d’en haut à la télévision, peu de choses avaient changées depuis la mort de curé Labelle. Nous vivions dans le même univers mental et nous avions, à peu de choses près, la même conception du monde et de la façon dont était structurée notre société. Il y avait le péché originel, le ciel, le purgatoire et l’enfer, la confession et les indulgences ; et le pape qui avait été déclaré infaillible en 1870 l’était encore pour la grande majorité des catholiques, et pas seulement dans la province de Québec. Quand Bidou disait : « Ça, ça va se régler dans la Vallée de Josaphat. », tout le monde savait de quoi il parlait. J’ai souvent entendu lorsque j’étais enfant des vieux faire référence à cette vallée où les vivants et les morts allaient miraculeusement être transportés pour subir le Jugement dernier.
Quand je suis né, de même qu'à l'époque du curé Labelle, la société était très bien structurée et hiérarchisée : il y avait en haut le clergé et les élites politiques et autres, au milieu les commerçants et tous ceux qui pour une raison ou pour une autre étaient devenus riches ; et en bas, il y avait les paysans et les ouvriers. Quand je suis né, George VI était notre roi et à l’époque des Belles histoires des Pays d’en Haut, c’était la reine Victoria qui régnait sur le dominion du Canada.
Si un paysan français d’avant la Révolution, au milieu du 17e siècle par exemple, avait pu voyager dans le futur et voir une émission des Belles histoires des Pays d’en Haut, il n’aurait pas été tellement dépaysé. Il aurait pu voir des gens vivre un peu de la même façon que lui, cultivant la terre et se déplaçant dans dans des voitures tirées par des chevaux. Il y aurait eu, bien sûr, quelques objets inusités et un système politique un peu différent, mais la structure de la société et l’environnement ne lui auraient pas été complètement étrangers. Même la langue, qui n’avait pas encore vraiment changée dans son pays, lui aurait été relativement familière.
Soixante ans après ma naissance, le monde n’était pas du tout le même que quand je suis né. En 2011, on pouvait déjà voir quelqu’un marcher sur le trottoir en train de parler à une personne en Europe ou en Asie sur son téléphone cellulaire et intelligent qui peut aussi être utilisé pour prendre des photos et filmer. Et il y avait la télévision avec ses chaînes d’information en continu disponibles dans plusieurs langues, ses chaînes spécialisées dans la cuisine, la religion, la pornographie ou les sports. Et en 2011, il y avait aussi l’internet qui nous permet d’accéder à toutes sortes d’informations, de faire des transactions bancaires et des achats en ligne, de lire et de visionner une quantité incroyable de textes et de vidéos, mais aussi de subir toutes sortes d’influences et d’être victimes de fraudes et de vols d’identité. Et il n’y a pas uniquement la technologie qui a changé ; il y a aussi les mœurs : le mariage pour tous, la possibilité de changer de sexe, l’acharnement thérapeutique, l’aide à mourir.
Nous sommes maintenant en 2019. Ce matin, j’ai entendu quelqu’un parler à la radio de la possibilité de fabriquer in vitro un cerveau humain et des problèmes éthiques que cela pourraient entraîner (un tel cerveau aurait-il des angoisses et des émotions ? Des savants français ont déjà mis au point un cerveau artificiel qui permet à une personne paraplégique de bouger les bras et les jambes. Il y a quelques années le président du pays le plus puissant de la planète, et aussi le plus avancé au point de vue technologique, a été élu grâce à une campagne de désinformation orchestrée par une puissance étrangère et rivale, et ce, paradoxalement, en utilisant la technologie que ce pays avait lui-même inventée.
Imaginons maintenant que l’on pourrait projeter dans le futur quelqu’un qui serait décédé à l'âge de soixante ans l'année où je suis né. Autant le monde qui existant soixante ans avant sa naissance lui aurait paru relativement familier, autant celui qui existe soixante ans après sa mort lui paraîtrait étranger. Et qu'en est-il de ceux qui sont nés quand j'ai eu soixante ans et de ceux qui naîtront soixante ans après que je serai mort ? C'est tout à fait impossible pour moi d'imaginer le monde dans lequel ils vivront.
Paul Desmarteaux dans le rôle du curé Labelle
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 6 autres membres