Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Le dernier voyage

Il a demandé à sa fille de prendre le petit chemin qui descend jusqu’au fleuve. Il lui a demandé de l’attendre quelques minutes dans la voiture. Elle n’a rien dit mais elle lui a souri tristement. Il a fait quelques pas dans les feuilles mortes, et il a levé les yeux au ciel pour regarder et écouter passer les outardes. L’air était frais et le soleil brillait dans le ciel bleu. L’odeur des feuilles se mêlait à celle du bois qui brûlait dans la cheminée d’une maison isolée. Il a pensé aux lointains automnes de son enfance, aux longues randonnées dans la forêt et au chant des oiseaux.  

 

Il a imaginé l’hiver qui allait bientôt venir, et il s’est revu enfant, le nez collé contre la fenêtre givré, à regarder tomber la première neige, tout excité à l’idée qu’il allait bientôt pouvoir aller glisser sur les pentes enneigés et patiner sur les étangs gelés. Il a imaginé le printemps qui allait suivre avec ses douces et âcres odeurs de terre mouillée qui dégèle sous la neige fondante. Il a entendu le joyeux fracas des eaux du ruisseau libéré de ses glaces. Il a pensé à l’été et à ses promenades à vélo au milieu des champs de blé, au parfum des fleurs et aux couleurs du ciel au soleil couchant.

 

Il a marché jusqu’au fleuve, relevé le col de son manteau et enfoncé les mains dans ses poches. Il est resté là sans bouger à regarder droit devant lui, et il est retourné lentement vers la voiture. Pendant quelques minutes ils ont roulé sans parler. Il lui a demandé si elle avait encore le CD de Félix Leclerc qu’il lui avait offert pour son dernier anniversaire et ensemble ils ont écouté.

 

 

Les blés sont mûrs et la terre est mouillée
Les grands labours dorment sous la gelée
L'oiseau si beau, hier, s'est envolé
La porte est close sur le jardin fané...

Comme un vieux râteau oublié
Sous la neige je vais hiverner
Photos d'enfants qui courent dans les champs
Seront mes seules joies pour passer le temps

Mes cabanes d'oiseaux sont vidées
Le vent pleure dans ma cheminée
Mais dans mon cœur je m'en vais composer
L'hymne au printemps pour celle qui m'a quitté

Quand mon amie viendra par la rivière
Au mois de mai, après le dur hiver
Je sortirai, bras nus, dans la lumière
Et lui dirai le salut de la terre...

 

 

Dans une heure, ils seront à l’aéroport. Elle a accepté de l’accompagner pour ce dernier voyage. Il s’en va mourir dans un pays qu’il n’a jamais vu et où il ne connaît personne. Il ne veut pas mourir dans quelques années d’une maladie incurable qui lui aura progressivement ravi sa lucidité et sa dignité. Avant de partir pour ne plus revenir, il a voulu remplir son cœur et sa mémoire des sons, des odeurs et des couleurs de son pays qu'il ne reverra plus.

 

 

Pour écouter la chanson de Félix Leclerc dans YouTube :  https://www.youtube.com/watch?v=22-jw9xCyMc

 

 

 

Ils ont pris un taxi de l’aéroport de Zurich jusqu’à leur hôtel. Ce qu’il a vu pendant le trajet a confirmé l’image qu’il se faisait de ce pays : la propreté, le calme relatif de la ville, les piétons qui attendaient patiemment que les feux de circulation leur indiquent qu’ils pouvaient traverser. La nuit a été longue. Il a passé plusieurs heures assis dans un fauteuil d’où il pouvait voir briller les lumières de la ville mais sans vraiment les voir. Il était dans un état second entre l’éveil et le sommeil. Des pensées confuses lui traversaient l’esprit mais sans qu’il puisse vraiment les contrôler. C’étaient comme des images qu’il voyait défiler dans sa tête. Il ne savait pas si sa fille avait pu dormir. Il l’a entendue sangloter quelques fois au cours de la nuit. Il s’est endormi vers quatre heures du matin.

 

Ils ont arrivés à la clinique avec une bonne heure d’avance. Après une quinzaine de minutes d’attente, on les a conduits dans une pièce dans laquelle il y avait un pupitre, un divan et un fauteuil. La préposée à l’accueil, une femme dans la trentaine, très grande, qui parlait français avec un accent allemand, leur a dit que le médecin serait là dans une quarantaine de minutes. Elle leur a dit qu’ils pouvaient attendre là, mais qu’il y avait une cafétéria au bout du corridor où ils pourraient trouver du café et de très bonnes pâtisseries.

 

Il a demandé à sa fille si elle voulait aller prendre un café. Elle lui a fait signe que non. Il lui a dit que puisqu’ils s’étaient déjà tout dit, il aimerait passer un peu de temps seul pour finir de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle le connaissait et elle a compris. Quand il s’est retrouvé seul, il a senti son estomac se nouer. Il a fait quelques pas dans la pièce. Il s’est arrêté aux écriteaux en allemand qui étaient affichés un peu partout, et il s’est dit que c’était une langue bien bizarre avec des mots longs comme le bras qu’il n’avait aucune idée comment prononcer.

 

Il s’est approché de la fenêtre et a regardé au loin les montagnes couvertes de neige. Il a senti monter en lui une énergie et un désir de vivre qu’il croyait disparus. Il a étouffé un cri qui s’est transformé en sanglot. Il s’est imaginé courant dans les sentiers entourant la montagne comme il le faisait au Mont Sainte-Anne quand il était jeune et qu’il s’entraînait en préparation de la saison de compétitions de ski de fond. Il a regretté ne pas être venu plus tôt dans ce pays avec sa femme décédée une dizaine d’années plus tôt.

 

Au moment de s’asseoir dans le fauteuil, une idée saugrenue lui a traversé l’esprit. Lui qui n’avait pas bu d’alcool depuis près de trente ans s’est dit que maintenant qu’il n’avait plus rien à perdre, il pourrait peut-être boire une dernière bière avant de partir. Il y en avait sûrement à la cafétéria, de la bière allemande ou belge. Puis il s'est ressaisi en se disant que ça lui ferait peut-être retrouver pendant quelques instants l’euphorie de sa jeunesse, ces moments où la douleur qu’il a toujours eue au fond des yeux et cette angoisse au fond du cœur disparaissaient sous l'effet de l'alcool, mais que ça risquait de venir ébranler temporairement sa détermination de mourir. Il a donc décidé de faire une autre chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps : prier.  

 

Il ne savait pas trop par où commencer. Il a fermé les yeux et il a hésité pendant quelques secondes entre le tu et le vous. Il a choisi le vous parce que ça faisait longtemps qu’il n’avait pas parlé à Dieu et qu'ils étaient en termes beaucoup moins familiers qu'ils ne l'avaient déjà été. Il a fermé les yeux et a dit : « Mon Dieu ! Je ne sais pas si vous existez et si vous m’écoutez. Si oui, et si vous n’êtes pas d’accord avec ce que je vais faire, je vous demande de me pardonner ou de m’expliquer pourquoi je ne devrais pas le faire. » Il a ouvert les yeux, les a levés vers le plafond et ajouté : « Amen ! »

 

Il s’est levé, a fait le tour du fauteuil et jeté un bref coup d’œil aux montagnes avant de se rasseoir. Là, il s’est rappelé avoir déjà entendu quelqu'un dire qu’avant de mourir on revoyait défiler sa vie comme une suite de tableaux. Il a commencé par sa femme. Il a pensé à leur première rencontre, à leur mariage, à tous les moments de bonheur qu’ils avaient vécus ensemble, à la naissance de leur fille et de leur petit-fils. Il s'est revu accompagnant celle qu'il avait le plus aimée au monde pendant sa longue agonie à l’hôpital avant de se retrouver seul avec son cœur brisé et ses souvenirs. Il s’est arrêté là. Le reste n’avait pas vraiment d’importance. Il s’est dit que, de toute façon, d’après ce qu’il avait entendu dire, ces images auraient dû apparaître dans son cerveau de façon inconsciente, comme dans un film, sans qu’il soit obligé de les faire venir lui-même.

 

C’est à ce moment-là qu’est arrivée sa fille suivie quelques instants plus tard du médecin. Le médecin était une femme grisonnante d’une cinquantaine d’années. Elle avait un léger accent allemand, de grands yeux bleus et un regard très doux. Elle s’est assise derrière le pupitre sur lequel elle a déposé des documents, lui s'est assis sur le divan en face du pupitre avec sa fille. Le médecin a ensuite versé un liquide blanchâtre dans un verre. Après lui avoir expliqué la procédure et fait signer des papiers, elle s’est tournée vers lui et l’a regardé dans les yeux. Elle lui a montré le verre contenant le liquide qu’elle tenait dans une main et lui a dit : «  Êtes-vous sûr de vouloir prendre ce médicament qui va vous endormir et vous enlever la vie ? » Il a répondu que oui. Elle lui a posé une deuxième fois la même question et il lui a donné la même réponse.

 

Quand il a eu fini de boire le liquide, elle lui a donné un chocolat pour neutraliser le goût amer et un verre d’eau. Il a voulu faire une blague et lui a dit : « C’est la première fois et la dernière fois que je mange un chocolat suisse en Suisse. » Sa fille lui a pris la main. Il s’est imaginé qu’il était en train de se regarder mourir. Il s’est dit que ce serait bien de partir avec un sourire, que ce serait une belle image à laisser à sa fille. Il a essayé de sourire mais il n’a pas pu. Ses yeux se sont fermés et il s’est endormi. Quelques secondes plus tard, il avait cessé de respirer. Le médecin s’est tourné vers sa fille et lui a dit : « Vous pouvez pleurer maintenant. »   

 

Sa fille est revenue toute seule à Montréal, puis à Québec, où l’attendaient son mari et leur fils. Ils sont retournés ensemble à Kamouraska vers leur vie et leur maison près du fleuve.



22/02/2018
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