Simon de Cyrène et la poche de hockey de Ti-Gus
Je devais avoir huit ou neuf ans. Je m’en allais tranquillement à l’école en pensant à l’histoire que le frère Joseph, notre enseignant à l’école Sainte-Famille, nous avait racontée quelques jours plus tôt au sujet de Simon de Cyrène, aussi connu sous le nom de Simon le Cyrénéen.[1] À cette époque-là, on disait encore Saint Simon de Cyrène parce que c’était avant que l’Église ne décide de faire disparaître du calendrier liturgique les saints qui n’en étaient pas vraiment. Comme quoi il n’y a pas que les seins qui peuvent être faux.
Je me disais que ce Simon de Cyrène était devenu un saint à peu de frais. Il n’avait pas eu besoin de mourir martyr ou de passer sa vie à soigner les lépreux. On l’avait tout simplement obligé à porter la croix de Christ pendant une partie du parcours. Je me suis dit que le gars avait eu de la chance de devenir un saint aussi facilement.
Arrive Ti-Gus Fleury avec sa poche de hockey sur le dos. Il me demande de la porter parce que, m’a-t-il dit, « je serai un jour un grand joueur de hockey et je jouerai dans la ligne[2] nationale. » Je lui ai répondu que je n’étais pas Simon le Cyprien (ou quelque chose du genre parce que j’avais oublié le nom exact du gars qui avait été forcé de porter la croix du Christ). Ti-Gus me regarde avec des points d’interrogation plein les yeux. Je lui explique :
-C’est le gars que les soldats romains ont obligé à porter la croix du Christ. Tu ne te souviens pas que le frère Joseph nous a parlé de lui.
-Pis après ? C'est quoi le rapport ?
-Il n’y a pas ici de soldats romains pour m’obliger à porter ta poche de hockey.
Nous avons tourné sur la rue Galipeau et sommes passés devant l’aréna qui porterait un jour son nom et devant lequel, une cinquantaine d’années plus tard, on lui érigerait une statue.
Une autre fois, il y avait un match de baseball dans la cour de l’école. Ti-Gus frappe la balle jusqu’à l’autre côté de la clôture et lance son bâton qui atterrit sur la gueule d’un pauvre diable qui regardait le match. La réaction de Ti-Gus : « C’est de sa faute. Il aurait dû faire attention. Tout le monde sait que je lance mon bat. » C'était déjà une vedette et il le savait.
La dernière fois que j’ai vu Ti-Gus, c’était dans une pub à la télé, plusieurs années après la fin de sa brillante carrière dans la ligue nationale de hockey. Il avait les pantalons roulés jusqu’aux genoux et se trempait les pieds dans un gadget en plastique rempli d'eau chaude avec des rouleaux rotatifs censés donner un massage aux pieds.
Je n’ai jamais compris la relation bizarre qu'ont plusieurs hommes avec les vedettes sportives et les athlètes professionnels. Il y a des gars qui, dès qu’ils ont passé un certain âge, au lieu de faire eux-mêmes du sport et de l’exercice, se contentent d’en regarder d’autres, plus talentueux et grassement payés, en faire à leur place…en buvant de la bière et en mangeant de la pizza. Le résultat est que les uns développent toutes sortes de problèmes de santé parce qu’ils n’ont pas fait assez d’exercice, et que les autres souffrent des séquelles des blessures qu’ils ont subies pour en avoir trop fait.
Quand j’étais dans la même classe que Ti-Gus, j’étais probablement le joueur le plus poche[3]de l’école. J’étais toujours dans la lune et la rondelle glissait allègrement entre mes patins sans que je me rende compte de ce qui était arrivé. J’étais celui que les capitaines ne voulaient pas avoir dans leur équipe. Ils s’engueulaient en disant : « C’est à ton tour de prendre Bujold. Je l’ai eu la dernière fois. » Dans ce climat basé sur le talent et la compétition, j’avais fini par croire que l’exercice et le sport n’étaient pas pour moi.
Quand je me suis retrouvé dans un autre environnement, j’ai découvert les sports individuels qui correspondent plus à ma personnalité. J’ai commencé à faire du judo et du karaté. J’ai visité une partie de la France et de l’Irlande seul à vélo. En été, je fais du kayak presque tous les jours. Aujourd’hui, j’ai fait une quinzaine de kilomètres à ski de fond. Ce soir, je vais faire du yoga et demain de la musculation.
Pour moi qui n’ai jamais eu aucun talent pour les sports d’équipe, l’exercice physique fait depuis plusieurs années partie de ma vie. Si j’avais écouté le message qu'on m’avait envoyé quand j’étais enfant, je serai resté assis sur mon cul à regarder des pros comme Ti-Gus Fleury jouer au hockey sur mon écran de télé en buvant de la bière et en mangeant de la pizza.
Je crois qu'une approche élitiste et uniquement axée sur la performance des sports et de l'activité physique en général à jeune âge altère grandement la relation que certaines personnes auront avec leur corps pendant le reste de leur vie.
[1] Le Nouveau Testament dit que Simon de Cyrène fut désigné par les soldats romains pour porter la croix du Christ :
« Ils requirent pour prendre sa croix un passant qui revenait des champs, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, » (Marc)
« En sortant, ils trouvèrent un homme de Cyrène, du nom de Simon, et le requirent pour porter sa croix. » (Matthieu)
« Comme ils l’emmenaient, ils mirent la main sur un certain Simon de Cyrène qui revenait des champs, et le chargèrent de la croix pour la porter derrière Jésus. » (Luc)
[2] Il voulait dire la “ligue” nationale.
[3] “Poche” est le mot que les jeunes utilisent pour designer quelqu’un d’un peu maladroit, et qui n’a aucune aptitude pour les sports.
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 6 autres membres