Requiem pour un sourire perdu
L’histoire que je vais vous raconteur peut paraître à première vue anodine et même un peu drôle pour certains, mais à y regarder de plus, elle est tragique. Ça s’est passé en l'an 2000. Je travaillais à ce moment-là comme professeur de français langue seconde à la Banque du Canada, et j’étais allé à Montréal pour participer à un atelier sur la communication écrite. Il y avait parmi le groupe une jeune femme qui avait l’air timide mais qui avait toujours aux lèvres un sourire magnifique. Je me souviens que notre professeur était très grand et qu’il avait toujours aux lèvres un sourire ironique.
Le contenu du cours, surtout axé sur la grammaire, m’a un peu déçu. J’étais venu apprendre à mieux analyser mon auditoire et à structurer mes textes en fonction des besoins de mes lecteurs...pas pour apprendre la grammaire. J’ai décidé de profiter quand même de mon séjour à Montréal pour redécouvrir la ville où j’avais vécu pendant quelques années quelques décennies plus tôt. La durée de la formation était de quatre jours. Je logeais dans un petit hôtel très sympathique de la rue Saint-Denis.
Le troisième jour, un peu avant midi, le professeur a suggéré que nous allions manger tous ensemble dans un restaurant vietnamien situé pas loin de l’endroit où avait lieu la formation. J’étais assis à côté de la jeune femme avec le beau sourire. Le prof était assis de l’autre côté de la table mais il ne mangeait pas sa soupe. Il regardait la jeune femme. Je me suis dit qu’elle lui était peut-être tombée dans l’œil. Tout à coup, sans préambule, il s’est adressé à elle en lui posant cette question pour le moins bizarre: « Vous n’auriez pas par hasard des ancêtres ou de la famille en Transylvanie ? » Tout le monde a cessé de manger pour attendre la suite. « Vos dents, vos canines, elles sont pointues comme celles de Dracula. » La jeune femme a rougi, et il y a eu un malaise qui a duré jusqu’à la fin du repas.
Pendant le reste de la formation, j’ai observé la jeune fille à la dérobée. C’était impossible de voir si elle avait les dents comme celles de Dracula parce qu’elle ne souriait plus. Elle avait le regard triste. Et le professeur, ce grand imbécile, continuait à pérorer sur les règles de l’accord du participe passé sans se rendre compte de ce qu’il avait fait. Qu’est-ce qu’il y a de plus magique et de plus lumineux qu’un sourire ? Faire disparaître le sourire du visage de quelqu’un c’est comme couper les ailes d’un oiseau.
La dernière journée de formation, la jeune femme est partie plus tôt parce qu’elle avait un train à prendre. Nous avons eu l’occasion de parler au professeur de l’indélicatesse qu’il avait commise. Il a promis d'écrire à la jeune femme pour s’excuser mais le mal était déjà fait.
En revenant à Ottawa, j’ai pensé à une chose que ma mère m’a un jour racontée. Elle était à l’école élémentaire, C’était la remise des bulletins. Devant toute la classe, la religieuse qui lui enseignait, et qui avait aussi enseigné à sa sœur a dit : « Celle-là, elle ressemble à sa sœur mais elle loin d’être aussi intelligente. » Ma mère m’a confié qu'après ça, elle n’avait jamais aimé l’école et qu'elle s'était toujours sentie inférieure.
J’ai entendu au cours de ma vie prononcer des paroles comme celles-là qui ont détruit la confiance et l’optimisme de plusieurs personnes. Ce sont des blessures qui mettent du temps à guérir et qui souvent ne guérissent jamais. Ma mère avait plus de soixante-dix ans quand elle m’a raconté son histoire. J’espère que la jeune femme, qui n'est maintenant plus très jeune, trouvera elle aussi quelqu’un en qui elle aura assez confiance pour lui raconter son histoire...et qu’elle retrouvera son sourire perdu.
Pour tous ceux et celles qui ont été blessés par des paroles irréfléchies ou méchantes, je dédie ce requiem pour un sourire perdu.
https://www.youtube.com/watch?v=15y8VOiueBE
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