Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Serge et moi

Serge a 19 ans, et comme je l’étais à son âge, il est curieux, très curieux. La différence est que nous ne vivons pas à la même époque.

 

À l’âge de douze ans, avec toutes les vidéos qu’il avait vues en ligne, Serge connaissait déjà tout de la sexualité : les positions, les perversions, la domination et la soumission, la bestialité et plein d’autres choses dont ses grands-parents n’auraient jamais même pu imaginer l’existence. La seule chose que les vidéos ne lui ont pas apprise, c’est la joie de découvrir la sexualité de façon un peu gauche et maladroite dans l’amour naissant entre deux adolescents.  

 

Serge ne regarde jamais la télé traditionnelle. Il streame tout ce qu’il regarde. Il s’informe et se divertit dans la langue universelle qu’il s’imagine très bien comprendre, mais qu’il ne parle pas couramment et avec laquelle il n’est pas vraiment connecté. Cette langue, il n’en possède pas le rythme naturel et les racines profondes. Elle n’est pas la langue des découvertes de son enfance et dans laquelle il a appris à exprimer ses émotions.

 

Grâce à la technologie moderne, Serge a été exposé à plusieurs choses : des conférences, des débats, des citations et des extraits de textes des plus grands auteurs de toutes les époques et de toutes cultures, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Il a découvert des vidéos qui nous disent comment penser et mieux vivre nos vies, des vidéos qui veulent nous convaincre que Dieu existe et d’autres qu’il n’existe pas, des vidéos qui résument l’histoire de l’humanité ou de l’Europe en quelques minutes, des documentaires, des films d’archives, de la philosophie, de la psychologie, etc.  

 

Pour ce qui est des nouvelles et de l’actualité, Serge s’est dit qu’il allait regarder un peu de tous les côtés avant de se faire une idée. Il s’est vite rendu compte qu’il n’y avait plus aucune réalité, que tout était amplifié et déformé pour mieux servir les intérêts de chacun, qu’on pouvait utiliser la technologie pour mettre des paroles dans la bouche de quelqu’un qui ne les avait jamais prononcées, qu’on pouvait faire dire à peu près n’importe quoi aux statistiques, qu’il y avait autant d’études scientifique qu’il y avait de personnes prêtes à payer pour les réaliser et leur faire arriver aux conclusions auxquelles on voulait qu’on en arrive.   

 

Quand j’avais l’âge de Serge, il y avait deux ou trois grandes chaînes de télévision qui nous informaient des mêmes nouvelles de la même façon. Pratiquement tout le monde au Québec regardait Appelez-moi Lise ! et on en parlait ensemble le lendemain au travail ou à la maison. Quand j’étais encore plus jeune, il y avait Point de mire avec René Lévesque qui analysait l’actualité à l’époque où il était journaliste. Tout ça pour dire que nous avions sous les yeux la même réalité que nous analysions à la lumière de nos allégeances politiques et de nos intérêts personnels mais sans avoir les moyens de la déformer de la transformer.  

 

Nous avons reçu notre héritage culturel et religieux comme un bloc de bois solide mais mal dégrossi. Nous avions un point d’ancrage et le matériel nécessaire pour sculpter ce bloc de bois chacun à notre façon et en arriver à créer une sculpture à l'image de ce que nous sommes vraiment en tant qu’individus.

 

Je ne suis pas un nostalgique du passé. Je ne suis pas de ceux qui disent que tout était bien mieux avant. Je sais très bien qu’avant il y avait les préjugés et la méfiance envers tout ce qui était différent de nous, qu’il y avait les pensionnats pour les enfants autochtones, que ma tante est devenue religieuse parce qu’à cause de son orientation sexuelle, c’était la seule place qu’elle a pu trouver pour vivre sa vie en attendant que les mentalités changent et qu’elle puisse être vraiment elle-même pendant les quelques décennies qu'il lui restait à vivre.

 

Tout ce que j’ai voulu faire en écrivant ce texte, c’est de dire jusqu’à quel point je crois que ça doit être difficile pour un jeune, dans le contexte actuel, avec la technologie et les réseaux sociaux, les sociétés en mutation à tous les points de vue, et les vérités les plus évidentes sur lesquelles on ne peut plus s’entendre, de se retrouver et de s’ancrer quelque part pour penser, faire le point et la part des choses. Je me dis que tout ce que les jeunes ont pour sculpter leur identité, c’est des morceaux de bois disparates qu’ils ont rassemblés sans trop savoir ce qu’ils allaient pouvoir en faire.

 

Mais là encore, je regarde tout ça avec les yeux d’un homme qui a vécu sa vie à une autre époque, alors que tout était différent. Je ne sais pas comment les jeunes comme Serge voient ça. Il faudrait que je leur demande.

 

 



12/11/2021
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