Le Grand-Marais
Ce texte est dédié à mon beau-frère Léo qui m’a fait connaître le Grand-Marais et qui aime les animaux.
C’était au printemps 1992. Sébastien était sur le point de finir sa dernière année d’école secondaire au Collège Saint-Alexandre quand ses parents lui ont annoncé qu’ils allaient se séparer. Ça faisait déjà un bon bout de temps que ça tiraillait dans le couple. Chacun avait de son côté une liaison extra maritale, et ce qui devait arriver est arrivé.
Même si ça ne l’a pas surpris, Sébastien a pris ça dur. Il s’est mis à prendre de la drogue avec ses amis et à boire du gin et du whisky qu'il prenait en cachette dans le bar de son père. Il était enfant unique et n’avait personne avec qui partager sa peine. L’arrangement était qu’en attendant que la maison soit vendue, il passerait une semaine dans la maison avec son père et l’autre avec sa mère dans son nouvel appartement. Sébastien a passé la première semaine seul dans la grande maison triste et silencieuse. Son père n’était presque jamais là. À l’appartement de sa mère, la semaine d’après, ç’a été la même chose.
Et puis, un beau jour, Sébastien a reçu un appel de son pépère André, le père de sa mère. Il ne le connaissait pas très bien parce qu'il ne l’avait vu que quelques fois et pas longtemps. Il connaissait beaucoup mieux son pépère Armand, le père de son père, qui n’habitait pas très loin. Pépère Armand passait ses hivers en Floride, et quand il revenait au pays, il passait ses journées à jouer au golf. Sa grand-mère Fernande était décédée quelques années plus tôt. Pépère Armand avait la réputation d’être un vieux playboy. Il a déjà entendu ses parents dire qu’il prenait trop de viagra.
Au téléphone, Pépère André, qui n’avait pas l’habitude de passer par quatre chemins, a dit à Sébastien : « Au lieu de t’ennuyer tout seul en ville, pourquoi tu viens pas passer l’été avec moi au Grand-Marais ? » Sans hésiter et sans trop savoir pourquoi, Sébastien a accepté. Sa mère est allée le conduire avec son chum. Ils ont pris la 148 en direction ouest et sont arrivés à Fort-Coulonge après un peu plus de deux heures de route. Le Grand-Marais est situé à quelques kilomètres du village, près de la rivière des Outaouais, en face du bout de l’Île-du-Grand-Calumet. Il y a là beaucoup d’espace et quelques fermes. Quand ils sont arrivés, pépère André les attendait en fumant sa pipe sur la galerie de sa maison. Sa mère et son chum Julien, que Sébastien n’aimait parce qu’il était prétentieux, ne sont pas restés longtemps. Sa mère n’avait pas l’air très à l’aise de se retrouver devant son père avec un homme qui n’était son mari.
Pépère André est un Algonquin, mais pour lui comme pour plusieurs autres, le fait d’être autochtone n’est pas la chose la plus importante qui définit son identité. Comme disent les Français, il n’en fait pas tout un plat. Comme il le dit souvent : « Ici, de toute façon, tout le monde est un peu mélangé : les Indiens, les Français, les Irlandais, les Anglais et les Écossais. Les Indiens, qu’on appelle maintenant les Amérindiens, ont juste un peu plus de sang indien que les autres. »
Sébastien n’a très bien dormi la première nuit. Il y avait autour de la ferme un silence qu’il n’avait jamais entendu, entrecoupé quelquefois des bruits bizarres que faisaient les animaux. Quand il regardait par la fenêtre, tout était noir, complètement noir. Il a pensé à ses parents séparés, il a pleuré un peu et il s’est endormi un peu avant le lever du soleil.
Les deux premières semaines ont été difficiles pour Sébastien, très difficiles. Il n’était pas habitué à se lever aussi tôt. Il avait de la peine à suivre son grand-père qui était âgé de 76 ans : dans l’écurie pour nourrir les chevaux, dans l’étable pour traite les vaches, dans la basse-cour pour donner des graines au coq et aux poules. Il y avait aussi les chats et les chiens dont il fallait s’occuper. Pépère André lui a raconté qu’il avait eu des lamas pendant quelques années mais qu’ils n’avaient pas survécu. Il avait aussi eu des cochons et des chèvres.
En plus d’apprendre à traire les vaches, Sébastien a aussi appris à ferrer des chevaux. Son grand-père lui a raconté qu’après la naissance de son petit veau, pour une raison qu’il ignorait, une vache allait souvent cacher son bébé dans la forêt. Il fallait le retrouver et le ramener à l’étable. Sébastien a aussi appris à monter à cheval, à conduire un tracteur, à changer les roues d’une camionnette, à réparer une clôture, à aiguiser et à utiliser une faux, à pêcher et à chasser.
Le soir, après souper, au lieu de regarder ensemble la télévision, pépère André racontait des histoires à son petit-fils : les draveurs sur la rivière Coulonge qui sautaient d’une pitoune à l’autre comme des danseurs, le gars qui s’est noyé une semaine après s’être marié, le travail dangereux des mineurs dans les mines de Matagami, de Timmins et de l’Île-du-Grand-Calumet, les bagarres dans les hôtels, les hivers interminables loin de sa famille, de sa blonde et de tout, dans les camps de bûcherons au beau milieu de la forêt. Et Sébastien écoutait, fasciné, toutes ces histoires que lui racontait son grand-père.
Draveurs sur la rivière Coulonge
À la fin de l’été, après avoir fait les foins avec son grand-père, Sébastien est retourné en ville. La dernière soirée qu’ils ont passé ensemble, pépère André n’a pas raconté d’histoires à Sébastien. Il lui a parlé de la vie. Il lui a dit à peu près ceci : « Pour rendre quelqu’un d’autre heureux, il faut que tu commences par être heureux toi-même...même quand tu es tout fin seul. Tu sais, ta mère, je suis pas du tout surpris...Elle s’est mariée parce qu’elle pensait que son mari pourrait lui apporter le bonheur qu’elle pouvait pas trouver en dedans d'elle. »
Après ça, il lui a parlé des animaux. Il lui a dit à peu près ceci : « On peut trouver beaucoup de réconfort auprès des animaux, mais il faut les respecter et les aimer. Il y en a plusieurs, en ville, qui pensent qu’on est cruels parce qu’on coupe le cou d’une poule pour la manger. Ils préfèrent manger des poules congelés qu’ils achètent dans les supermarchés, des poules qui ont passé leurs vies entassées dans des cages où elles pouvaient à peine bouger, des poules gavées pour les faire grossir plus vite et bourrées d’antibiotiques. Et c’est la même chose avec les cochons. C’est pas parce que tu enlèves la vie à un animal pour te nourrir que tu dois pas le respecter. »
Sébastien savait ce que son grand-père voulait dire. Il l’avait vu prendre le temps de parler à chaque animal qu’il nourrissait. Il l’avait vu flatter longuement le flanc d'un vieux cheval fatigué et passer la nuit avec une vache qui allait mourir. Il l’avait vu prendre le petit chaton ou le petit cochon trop faible pour survivre et l’amener vivre dans la maison.
Aprés ça, pendant qu'il était aux études, Sébasrien est retourné chaque été travailler à la ferme avec son grand-père. Cinq ans plus tard, il est devenu vétérinaire. À son décès, son grand-père lui a laissé sa ferme en héritage. La vieille ferme du Grand-Marais est devenue La Clinique vétérinaire du Grand-Marais. À l’entrée, il y a une grande photo en noir et blanc de pépère André. D’une main, il tient sa pipe et de l’autre, il caresse le flanc d’un cheval. Il sourit.
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