Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Les motels de Georgetown

C’était le matin d’une journée ensoleillée d’été pendant les grandes vacances que je passais chez mes grands-parents en Gaspésie. Je devais avoir une douzaine d’années. Nous étions tous dans la grande cuisine où nous passions la plus grande partie du temps. Mon grand-père était en train de se bercer dans sa chaise berçante en fumant tranquillement sa pipe. Ma grand-mère finissait de boire sa tasse de thé dans laquelle elle trempait des petits biscuits secs. Moi, j’étais en train de manger le gruau qu’avait préparé mon grand-père. Je ne sais pas pourquoi mais c’était toujours mon grand-père qui faisait le gruau.

 

Ma tante Blandine était au téléphone depuis quelques minutes. Nous ne savions pas à qui et de quoi elle parlait. Ma tante Martha était debout sur le pas de la porte, la courroie de son sac à main enroulée autour du bras. Elle attendait de savoir qui avait téléphoné et pourquoi avant d’aller travailler. Ma tante Martha était la secrétaire privée du gérant du moulin. C’était un poste important. Une de ses tâches était de préparer le café avant l’arrivée de son patron. Elle ne voulait pas être en retard mais elle voulait aussi savoir ce qui était arrivé et à qui.

 

À l’autre bout du fil, on pouvait entendre le murmure d’une voix surexcitée qui parlait sans arrêt ; à ce bout-ci du fil, le monologue était ponctué par des exclamations de ma tante : «  C’est pas vrai !...Mon Dieu !...Mais voyons donc !...Tu me dis pas !…C’est terrible ! Qu’est-ce qui va arriver ? » Finalement, ma tante a raccroché le téléphone et s’est retournée vers nous. Elle avait l’air consterné. Elle a déclaré : « Euge était saoul et il a vendu ses motels. »

 

Je me suis étouffé dans mon gruau. Il me sortait par le nez. Je ne savais pas au juste de quoi il s’agissait mais j’ai trouvé ça très drôle. Je crois que c’est le côté un peu théâtral de la déclaration qui m’a fait rire. En regardant de plus près la phrase maintenant, je me rends compte que c’était comme un alexandrin de douze syllabes, dans le genre de ceux qu’on retrouve dans les pièces de théâtre de Molière que nous étudiions au Collège Saint-Alexandre. Combiné avec le ton solennel et dramatique que ma tante a utilisé c’est, je crois, ce qui a créé cet effet.

 

Ce qui était arrivé, c’est qu’un cousin de mon grand-père, du côté irlandais de sa famille, qui s’appelait Eugene mais qu’on appelait Euge, avait vendu pour un prix dérisoire ses motels de Georgetown, dans le nord de l’Ontario, alors qu’il était saoul. Euge pouvait passer des mois sans boire mais de temps en temps, comme on disait au Québec à cette époque-là, il partait sur une balloune. Partir sur un balloune, ça voulait dire s’enivrer pendant plusieurs jours et gaspiller tout son argent. Je ne crois pas que les jeunes d’aujourd’hui connaissent cette expression.

 

J’ai bien ri, pas tellement de ce qui était arrivé mais de la façon dont ma tante nous avait annoncé la nouvelle. Je ne me doutais pas que quelques années plus tard, c’est moi qui aurais des problèmes de consommation d’alcool, et que, moi aussi, j’allais faire et dire des choses que j’allais regretter plus tard.

 

 

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Motels à Georgetown, Ontario



15/05/2019
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