Notre potentiel et nos limites
C’était au début des années 1970. J’étais étudiant à l’Université d’Ottawa. J’étais inscrit à un cours de grammaire qui n’était pas vraiment de la grammaire. Ça ressemblait beaucoup plus à de la linguistique. Le cours était donné par un professeur qui s’appelait Kunstman. Kunstman était un Alsacien très grand et très blond. Il avait les yeux pétillants d’intelligence et un sourire un peu moqueur. Dans ma classe, il y avait mademoiselle Levasseur. Mademoiselle Levasseur avait des gros seins qui me faisaient rêver et des cheveux blonds bouclés. Elle avait une petite voix pointue et donnait son opinion sur tout.
Un jour, je ne sais trop pourquoi, nous discutions de la notion de génie. Kunstman nous avait demandé ce qui, selon nous, faisait en sorte que quelqu’un était un génie. Mademoiselle Levasseur a levé la main pour prendre la parole. Elle a dit : « Mais Monsieur Kunstman, nous sommes tous des génies, chacun à notre façon. Vous êtes un génie. Pierre est un génie. Gilles est un génie. Gisèle est un génie. Francine est un génie. Et moi aussi, je suis un génie. » Kunstman l’a regardé avec ses yeux rieurs et lui a dit avec un large sourire : « Mais Mademoiselle Levasseur, si vous êtes un génie, qu’est-ce que vous attendez pour en manifester les signes ? »
Je ne sais pas si mademoiselle Levasseur a continué à croire que nous étions tous des génies après ça, mais je sais une chose : si nous sommes des génies ou si nous avons un talent ou un potentiel exceptionnel, peu importe dans quel domaine, nous en manifestons les signes assez tôt. Je me souviens que lorsque j’étais à l’école primaire, j’ai été dans la même classe que Guy Lafleur pendant quelques années. À l’âge de huit et neuf ans, il savait qu’il allait devenir l'un des meilleurs joueurs de toute l’histoire du hockey. Pour lui, ça ne faisait aucun doute. Mozart et Rimbaud n’ont pas attendu d’être devenus adultes pour manifester les signes de leur génie.
Et s’il arrive quelquefois qu’un potentiel ou un talent hors du commun mette du temps à se manifester, c’est que les circonstances nécessaires pour que ce potentiel ou ce talent se concrétise n’étaient pas au rendez-vous. Je me souviens d’un gars qui s’appelait Éric, un Amérindien de la Côte-Nord. Il a commencé à faire du ski de fond et à s'entraîner avec nous, dans notre club, à la fin de la vingtaine ou au début de la trentaine. Il s’est immédiatement mis à gagner toutes les courses auxquelles il participait sans avoir à s’entraîner aussi fort que nous qui finissions toujours très loin derrière lui. Éric avait toujours eu une capacité cardio-vasculaire exceptionnelle mais il ne le savait pas.
Je crois que si nous avons du génie ou un talent exceptionnel dans quelque chose, nous le découvrons assez tôt. Après ça, progressivement, nous découvrons nos limites. Très souvent, même en sachant que nous n’avons rien d’exceptionnel, nous surestimons notre potentiel et sous-estimons nos limites ; mais au fur et à mesure que nous avançons en âge, nous nous rendons compte que nos limites dépassent très largement notre potentiel.
Dans ma vie, j’ai essayé plusieurs choses : le karaté, le ski de fond, la danse, l’écriture. Je peux dire que dans toutes ces activités, même si je n’étais pas un champion ou un génie, j’ai trouvé et je trouve encore, pour certaines, beaucoup de satisfaction et de bonheur. Plusieurs des champions avec qui je m’entraînais il y a une trentaine d’années ont cessé de skier quand ils ont cessé de gagner. Moi, je suis encore là, de la première à la dernière neige. Je ski tout seul avec autant de plaisir dans les sentiers où j’ai participé à des compétitions il y a plusieurs décennies sans jamais gagner de médailles. Je ne suis jamais devenu un écrivain, mais je continue à écrire pour moi-même et pour les quelques personnes qui me lisent, parce que ça m’apporte beaucoup de satisfaction et que ça me rend heureux.
Je crois qu’avec l’âge, on apprend à mieux connaître son potentiel et ses limites, mais je crois aussi que ce que l’on apprend de plus essentiel et de plus important, c’est d’accepter la réalité et de bien vivre avec. L’important, ce n'est pas d'être un génie ou un champion ou même d'avoir du talent ou du potentiel ; l'important, c’est d’être heureux de faire quelque chose au moment où on le fait. Le reste n’a pas vraiment d’importance.
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