Les rêveries du retraité solitaire

C’était au tout début des années 1970. J’étais au cégep. Je m’étais inscrit à un cours de géographie ou de sociologie, je ne me souviens plus très bien. Le prof nous avait parlé des fermiers et des agriculteurs au Canada, et plus particulièrement au Québec. J’avais trouvé ce qu’il nous avait dit très intéressant, et j’avais retenu de nombreux détails. Il nous avait parlé des difficultés et des défis auxquels avaient à faire face les agriculteurs et les éleveurs comme la décision de cultiver telle ou telle céréale ou d’élever telle ou telle race de vaches, les négociations difficiles avec des intermédiaires, le coût de la machinerie et de la main-d’œuvre, les lois, les réglementations, etc.

Quelques jours plus tard, je pars sur le pouce pour aller chez mes parents à Bryson. Dans ce temps-là, tout le monde faisait du pouce. Près de Quyon, un vieux fermier de Shawville me fait monter dans sa camionnette. À cette époque, Shawville était un bastion d’Orangistes qui ne voyaient pas d’un très bon œil les catholiques et les francophones. La plupart étaient les descendants d’Irlandais du Nord ou d’Anglais protestants qui étaient très hostiles à ceux qu’ils considéraient comme des papistes...qui en plus parlaient français.

Il y avait à Shawville, à cette époque, un règlement municipal qui interdisait la construction d'une église catholique. Je ne sais pas si l’interdiction existe encore, mais je sais qu'il n’y a pas jusqu’à ce jour d’église catholique à Shawvville. Il y avait aussi, à chaque année, la parade des Orangistes pour commémorer la victoire de Guillaume d’Orange sur les catholiques en 1690. J’ai vu dans un reportage à la télé qui montrait qu’en Irlande du Nord, pour célébrer cette victoire, on faisait brûler, dans plusieurs villes et villages, le drapeau irlandais au sommet d’une pyramide de vieux pneus qu'on avait mis des semaines à construire.

Le vieux avait l’accent typique de l’Ottawa Valley. C’est un accent qui ressemble un peu à l’accent irlandais mais avec ses particularités. Je ne parlais pas très bien anglais à cette époque et je ne comprenais pas tout ce qu’il me disait. Je me suis dit que ce serait mieux si c’était moi qui dirigeais la conversation. Et là, je me mets à lui parler de sa vie de fermier. Je lui pose des questions sur la race de ses vaches et de ce qu’il cultive. On parle aussi un peu de cochons. Le bonhomme s’anime et me donne plein de détails sur sa vie, sa famille et sa ferme. Il a l’air content que quelqu’un s’intéresse à lui et à ce qu’il fait. Je lui parle des négociations avec les intermédiaires, de la réglementation quelquefois trop lourde, et de plein de choses qui font partie de la vie quotidienne et des préoccupations d’un fermier.

Arrivé à Shawville, au moment de descendre de la camionnette, le gars me serre la main, me regarde dans les yeux et me dit avec un grand sourire : « It was a pleasure for me to talk with such an interesting young man. God bless you !  »

Après ça, je n’ai plus jamais vu les gens de Shawville de la même façon. J’ai vu qu’au-delà des différences et des animosités, il y a, quand on prend le temps de s’arrêter pour s’en parler, beaucoup de choses qui nous unissent. Je me suis aussi dit que rien de ce qu’on apprend n’est perdu et que ça peut toujours servir un jour. Quelle merveilleuse utilisation des connaissances qu’on a acquises quand on peut s'en servir pour mieux connaître et comprendre les humains que l’on rencontre sur son chemin !

Quelques années plus tard, il y a eu l’élection du Parti québécois, la Loi 101 et le premier référendum qui a eu lieu en 1980. Je ne sais pas si la tension entre les Irlandais catholiques et les Irlandais protestants, et entre les francophones catholiques et les anglophones protestants, existe encore à Shawville, mais les choses ont l’air beaucoup plus calme aujourd’hui qu'elle ne l'étaient il y a une cinquantaine d'années.

La parade des Orangistes