Les Laliberté
Jules Laliberté a 75 ans et son fils Pierre en a 52. Le fils de Pierre s’appelle Stéphane. Il a 30 ans. Le fils de Stéphane, Alexis, va bientôt avoir dix ans. Les quatre générations habitent ensemble dans une ferme entre les montagnes et la rivière où ils ont une pépinière. Ils cultivent et vendent des arbres et des légumes. Jules a tout appris ce qu’il sait de l’agriculture de son père Alphonse. Stéphane a étudié l’agronomie à l’Université Laval et son fils a obtenu son diplôme en administration des affaires de l’Université du Québec en Outaouais.
Jules a déménagé dans le garage qu’il a converti en logement lorsqu’il a cédé à son fils la maison de style allemand qu’il avait construite avec son père il y a plus de cinquante ans. Son petit-fils s’est construit avec l'aide de son père et de son grand-père une maison à côté de la résidence familiale où il vit avec sa petite famille.
Ce matin, Jules, Pierre et Stéphane ont commencé très tôt à transplanter des arbres au bout du champ, près de la montagne. Vers dix heures, ils se sont assis près de l’étang aux canards pour un repos bien mérité et pour jaser. Jules, un vieux hippie aux yeux très bleu et au regard rieur, s’est allumé un joint. Pierre s’est allumé un cigare qu’il a ramené de son dernier voyage à Cuba…avant la pandémie, et Stéphane a vapoté une cigarette électronique.
Stéphane a demandé à son grand-père, pépère Jules comme il l’appelle, de lui parler de la Grande noirceur et de la Révolution tranquille. Jules a expliqué qu’avant la Révolution tranquille le Québec était dominé par l’Église catholique, et que ce qui unissait les Québécois était leur attachement à leur langue et à leur religion. Il a ajouté que pour les Lalibeté, cette période n’avait pas été aussi oppressive qu’on le dit. Ils prenaient avec un grain de sel ce que leur disait le clergé, allaient à confesse et faisaient leurs Pâques. Ils payaient leur dîme lors de la visite annuelle du curé et le reste du temps, ils faisaient et pensaient ce qu’ils voulaient.
« Et la Révolution tranquille, qu’est-ce que ç’a changé ? » a demandé Stéphane. Jules a répondu que pour plusieurs jeunes de l’époque, le Peace and Love des années soixante avait remplacé ou simplifié les dogmes et les enseignements de l’église. Il a raconté avec nostalgie son voyage sur le pouce en Californie à la fin des années soixante, de l’amour libre, et des centaines de Californiennes qu’il avait rencontrées et charmées avec son accent français qu’il exagérait un peu pour le rendre plus sexy. Il a poursuivi en disant que l’indépendance et la défense de la langue avaient aussi contribué à combler le vide laissé par la religion qui n’était plus là pour donner aux Québécois un sens et une direction à leur existence collective. Son fils Pierre a dit qu’il était d’accord, et que pour lui, la solidarité sociale et la préservation de la langue étaient des valeurs essentielles. Stéphane a conclu en disant qu’il ne savait pas trop quoi penser de tout ça, et qu’avec la mondialisation le monde n’était plus ce qu’il était quand le Parti québécois a été élu en 1976. Les Laliberté sont retournés travailler la tête pleine de souvenirs et de pensées.
Quand ils sont revenus tous les trois à la maison vers huit heures, c’était comme un tableau. Les Lalibeté sont tous très grands et ne perdent pas leurs cheveux en vieillissant. L’épaisse crinière blanche de Jules flottait légèrement dans le vent et les longs cheveux blonds de Stéphane étaient inondés par les rayons du soleil couchant. Pierre portait un vieux chapeau comme dans un tableau de Van Gogh. Alexis est venu à leur rencontre en riant sur son vélo tout-terrain.
Il y a des choses qui changent ou qui disparaissent, et qui sont remplacées par d’autres, mais entre les montagnes et la rivière souffle un vent de Laliberté. C'est là que les Laliberté continueront de vivre en harmonie avec l’univers et la nature...en liberté.
P.-S. : L'été passé, Maria et moi avons acheté deux pommiers des horticulteurs que j'ai pris la liberté d'appeler Laliberté dans mon texte. Nous avons eu l'occasion de bavarder un peu avec eux. Le bonhomme est vraiment allé en Californie sur le pouce quand il était hippie, et à en juger par la prestance et l'allure qu'il a conservées, il n'a pas dû laisser indifférentes les jeunes Californiennes qu'il a rencontrées.
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