Les rêveries du retraité solitaire

Dans mes vertes années, j’étais un pommier en fleurs inondé de soleil avec les yeux pleins de lumière tournés vers le ciel. Mes feuilles s’abreuvaient de la pluie que lui apportaient les nuages et mes racines buvaient l’eau de la terre humide tout près du ruisseau qui m’a vu naître. Sur mes branches caressées par le vent venaient chanter les oiseaux et à mon ombre se réfugier les amoureux qui gravaient leurs noms sur mon tronc en se faisant le serment que ça durerait toujours. Et quand mes fruits étaient mûrs, ils venaient en riant et en chantant pour les cueillir. Pour moi, tout cela était normal. C’était comme si ça avait toujours été là et que ça allait toujours être là : le soleil, la pluie, le vent, la bonne terre, les chants, les rires et la lumière.

Le ruisseau s’est asséché et son eau ne vient plus abreuver la terre sous mes pieds. Mes feuilles sont tombées pour la dernière fois il y a quelques années et n’ont plus jamais repoussé. Les gouttes de pluie sont comme des larmes qui coulent tristement sur ma peau et la sève ne coule plus dans mes veines comme avant. Les oiseaux ne viennent plus chanter sur mes branches et le vent ne vient plus caresser mon feuillage. Mes branches sèches et arides ne fleurissent plus et ne donnent plus aucuns fruits. Les amoureux passent devant moi sans s’arrêter et j’entends au loin l’écho des chants et des rires d’autrefois.

Quelquefois, un oiseau égaré se pose sur une de mes branches desséchée et fait battre un peu trop vite mon vieux cœur de pommier. Je m’imagine que c’est pour moi qu’il est venu chanter. Et quand un vieillard fatigué de marcher s’assoit péniblement pour soulager son dos en l’appuyant sur mon tronc, j’aimerais lui dire que moi aussi je suis fatigué. J’aimerais pouvoir lui raconter ma jeunesse et mes jours heureux, et je suis sûr que si nous pouvions nous parler, il aurait lui aussi bien des choses à me raconter.