Le temps perdu
On venait d’arriver au stationnement près du Relais Plein Air pour faire du ski de fond. J’étais en train de sortir les skis de la voiture quand il est arrivé. Il s’est stationné à côté de nous. Je me suis dit en le voyant descendre de sa voiture qu’il était beaucoup trop vieux pour conduire. Il s’est adressé à nous en anglais, probablement parce qu’il avait vu la plaque d’immatriculation de l’Ontario sur notre voiture. Nous avons parlé un peu du soleil et du beau temps qu’il faisait, et on s’est dit que c’était une excellente journée pour faire du ski. Il parlait anglais sans accent.
Environ une heure plus tard, après avoir rencontré Maria sur la piste à l’orée du bois, je l’ai croisé qui allait en sens inverse. Il m’a salué en français parce qu’il était francophone et qu'il avait remarqué que j’avais un accent français quand je parlais anglais. Un peu plus tard, après m’être arrêté pendant quelques minutes pour attendre Maria qui n’arrivait pas, j’ai fait demi-tour pour voir si tout allait bien. Je les ai vus de loin ; elle était en grande conversation avec le vieux monsieur. Je me suis dit que le vieil homme était probablement seul et qu’il était heureux d’avoir rencontré quelqu’un avec qui faire un brin de causette. J’ai pris un autre sentier sur lequel j’ai skié pendant une dizaine de minutes. Quand je suis revenu, leur conversation n’était pas terminée. J’ai refait la même chose. Le vieux monsieur et Maria ont dû passer une bonne trentaine de minutes à jaser près du sentier de ski de fond, sous le ciel bleu de ce bel après-midi ensoleillé du mois de mars.
Après ça, Maria m’a raconté : Il avait 93 ans. C’était un juge à la retraite. Il était veuf depuis le mois de novembre. Il a dit à Maria que sa femme et lui n’avaient jamais eu d’enfants, et il a ajouté un peu tristement « malheureusement. » Il avait été entraîneur de saut à ski pendant plusieurs années et il avait formé des athlètes qui s’étaient rendus aux Jeux Olympiques. Maria lui a raconté qu’elle était d’origine vietnamienne et qu’elle avait été une réfugiée de la mer avant de venir au Canada au début des années 1980. À chaque fois qu’elle croyait la conversation terminée, il trouvait quelque chose d’autre à dire. C’était un homme seul, très seul. J’ai dit à Maria qu’elle avait bien fait d’avoir pris le temps de l’écouter.
En rentrant à la maison, Maria et moi, nous nous sommes dit que le temps qu’on prend pour écouter ces personnes seules nous raconter ce qu’elles ont vécu, parce qu’il n’y a personne d’autre pour le faire, n’est pas du temps perdu, mais qu’au contraire c’est probablement la meilleure façon d’utiliser le surplus de temps libre que nous avons depuis que nous sommes retraités. Ça m’a fait penser à cet autre vieillard que j’ai rencontré aux Galeries de Hull il y a un peu plus d’un an. Lui aussi était seul. Il m’a parlé de son enfance au Nouveau-Brunswick et de la guerre. Quand Maria est revenue après avoir fait ses courses, j’ai mis fin à la conversation, même si je savais que l’homme aurait eu beaucoup d’autres choses à raconter, seulement parce que nous avions prévu d'aller au chalet dès que Maria aurait eu fini de faire ses achats. Après que nous sommes partis, j’ai regretté de ne pas être resté plus longtemps. Qu’est-ce que ça aurait changé si nous étions arrivés au chalet quarante-cinq minutes ou une heure plus tard ? Personne ne nous attendait.
Je crois que lorsque nous avons atteint l’âge de la retraite, il nous faut apprendre à considérer le temps d’une autre façon. La notion même de ce que nous considérions comme du temps perdu quand nous étions encore dans ce qu’on appelle notre « vie active » doit être revue et corrigée. Le fait de ne pas être productif et de ne pas être centré sur un objectif à atteindre ne veut pas dire que nous perdons notre temps. Il faut se défaire du conditionnement de toute une vie et apprendre à entrer en relation avec le temps d'une autre façon. Pour moi, ce n'est pas facile parce que je suis de nature anxieuse et que je me culpabilise facilement quand j'ai la vague impression de perdre mon temps. Je crois néanmoins que cette redéfinition de notre rapport avec le temps est essentielle. Pour les croyants, ça veut dire commencer peu à peu à entrer dans l’éternité ; pour les autres, c’est donner une autre dimension et une nouvelle perspective au temps qu'il nous reste à vivre.
Ce soir-là, en partageant mon repas avec Maria, j'ai pensé qu'un vieux juge à la retraite, qui avait eu une vie professionnelle et sociale très enrichissante et active, était en train de manger tout seul.
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