Les rêveries du retraité solitaire

Il y a quelques mois, je suis allé chez le dentiste pour une couronne. À l’âge de 70 ans. J’ai encore toutes mes dents. Louis XIV, qui était probablement l’homme le plus riche et le plus puissant de son époque, avait perdu presque toutes ses dents avant d’atteindre l’âge de 50 ans.[1]

Ce soir, en mangeant, j’ai demandé à Google Home de me faire entendre la chanson Casta Diva de l’opéra Norma de Bellini interprétée par Cécilia Bartoli. J’aurais pu lui demander la version de Renée Fleming, Joan Sutherland ou Maria Callas. En fait, j’aurais pu demander à Google Home n’importe quoi : de la musique traditionnelle irlandaise, des chants grégoriens ou bouddhistes, des chansons françaises que j’écoutais quand j’étais jeune, des chansons en vietnamien ou en chinois, etc. The sky is the limit. Et tout ça sans quitter le confort de ma modeste maison dans laquelle la température est toujours à peu près la même en hiver comme en été.

Parlant de Louis XIV, à l’époque où il était roi de France, seuls les nobles pouvaient écouter la musique que nous appelons aujourd’hui classique…j’allais dire dans le confort de leurs châteaux, mais je dirais plutôt dans l’inconfort de leurs châteaux puisque ceux-ci n’avaient pas le chauffage central qui, comme je viens de le mentionner, maintient une température idéale dans nos maisons modernes, aussi modestes soient-elles, autant en hiver qu’en été. Les roturiers et les paysans, quant à eux, pouvaient écouter sur les places publiques et dans les tavernes la musique des troubadours et des musiciens itinérants qui parcouraient le royaume. Ils avaient aussi l’occasion d’écouter parfois de la musique classique religieuse dans les églises.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, quand sont apparues les croisières, celles-ci étaient réservées aux plus riches qui faisaient partie de la classe sociale dominante. Un siècle plus tard, moi qui n’ai été pendant toute ma carrière qu’un simple employé de l’État, avec ma conjointe qui était dans la même situation que moi, j'ai pu faire une bonne demi-douzaine de croisières dans les Caraïbes et en Méditerranée.

Quand je suis revenu de faire du ski de fond cet après-midi, j’ai rempli la baignoire d’eau chaude et j’ai pris un bain avec du sel d’Epsom venu d’Angleterre. J’ai même un oreiller en plastique que Maria m’a acheté chez Wal-Mart. Quel confort ! Si j'étais Mr. Bean, j'aurais sûrement un petit canard jaune en plastique qui flotterait dans ma baignoire.

À l’époque victorienne, dans les châteaux d’Angleterre, j’ai vu dans un film documentaire que prendre un bain, ça n’était pas une petite affaire. Il fallait que les servantes fassent bouillir l’eau dans la cuisine dans des seaux en métal et la monte rapidement dans les escaliers, au risque de s’ébouillanter les jambes, jusqu’à l’étage où se trouvait la baignoire pour que Madame puisse prendre son bain. Si j’avais vécu à cette époque et même si j’avais été riche, moi qui ai toujours peur de déranger, je n’aurais probablement jamais pris de bain.

Si l’on compare le confort dont nous jouissons à notre époque, souvent sans même nous en rendre compte et l’apprécier, avec les conditions de vie de nos ancêtres, les riches comme les pauvres, nous pourrions dire que nous sommes privilégiés.

Ce soir, quand je me brosserai les dents avant d’aller me coucher, je penserai à Louis XIV qui, rendu à mon âge, et malgré sa richesse et sa gloire, ne souriait plus depuis déjà longtemps parce qu’il n’avait plus de dents pour sourire.