Les rêveries du retraité solitaire

Une définition que donne le dictionnaire Larousse du mot rabatteur est «  personne qui essaie d’amener la clientèle chez un commerçant. » Jamieson est rabatteur pour une petite boutique d’un centro comercial situé près de la plage de Punta Cana en République dominicaine. Sur son tee-shirt, il y a le numéro 14. Jamieson est Haïtien. Il s’est tout d’abord adressé à nous en anglais. Quand il a entendu mon accent, il est passé immédatement au français. Nous lui avons dit que nous irions avec lui après avoir marché jusqu’au bout de la plage. Il nous a dit qu'il nous attendrait. Nous avions de toute façon décidé d’aller jeter un coup d’œil au centro comercial. Jamieson nous a conduits à une petite boutique tenue par une dame haïtienne d’un certain âge.

En marchant vers la boutique, un collègue de Jamieson lui a dit quelque chose en espagnol. Il lui a répondu spontanément et sans hésitation, avec le même débit très rapide et les mêmes intonations. Mon espagnol très limité ne m’a permis de ne comprendre que quelques mots de ce qu’ils se sont dits. J’ai demandé à Jamieson combien de langues il parlait. Il m’a dit qu’il parlait couramment le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais mais qu’il pouvait se débrouiller en allemand et en italien. Il m’a aussi dit qu’il pouvait comprendre et parler un peu le patois parlé par les Jamaïcains. Je lui ai demandé de me dire quelques mots dans ce patois qui est un mélange d’anglais et des quelques langues africaines.

Dans la boutique, il y avait de tout : des casquettes, des chapeaux, des vêtements, des aimants pour coller sur les frigos, de la crème solaire, du rhum, de faux cigares cubains et toutes sortes de souvenirs. Pendant que Maria faisait le tour de la boutique avec la patronne, j’ai demandé à Jamieson à quel âge il était arrivé en République dominicaine. Il m’a répondu qu’il était arrivé à l’âge de 21 ans et qu’il ne parlait pas espagnol quand il est arrivé. Je lui ai demandé comment il avait appris. Il m’a dit qu’il avait appris de façon informelle, sur le tas, mais qu’il était allé en ligne pour apprendre la grammaire. Il m’a dit qu’il avait fait la même chose pour le portugais et qu’il faisait maintenant la même chose pour l’italien et l’allemand. Il a entendu deux clientes brésiliennes parler portugais près de nous. Il leur a dit quelque chose en portugais qui les a fait rire. Il s’est retourné vers moi et nous avons poursuivi notre conversation en français comme si de rien n’était.

J’étais fasciné. Moi qui ai enseigné le français langue seconde avec une approche communicative et fonctionnelle pendant 40 ans, je n’avais jamais vu ça. J’ai dit à Jamieson qu’il avait un véritable don pour apprendre les langues. Il m’a dit que ça n'avait rien d’exceptionnel, que la plupart de ses copains rabatteurs étaient comme lui.  

Après cette rencontre avec Jamieson, je me suis dit que tout est relatif. Je me suis dit que malgré le peu de talent et d’aptitude que j’avais pour apprendre les langues, le travail que j’ai fait pendant 40 ans m’avait permis de bien vivre, de devenir propriétaire, de voyager, de m’acheter de bons vélos, de bon skis et de bons cigares, de participer à un régime de retraite, d'avoir droit à des congés payés et d'avoir une assurance qui couvre le coût de mes médicament et les soins qui ne sont pas couverts par le régime universel d'assurance-santé. Je me suis dit que très souvent la qualité de vie et les avantages que nous avons ou n'avons pas dépendent beaucoup moins du talent ou du potentiel que nous avons ou n'avons pas en tant qu’individus que de circonstances extérieures comme l’environnement où l’on vit et le pays où nous avons eu la chance ou la malchance de naître.

Jamieson doit avoir autour de 30 ans. Dans 20 ans, quand il aura 50 ans, s’il est encore rabatteur, en plus des langues qu’il parle déjà, il s’adressera probablement aussi à ses clients en russe, en arabe et en chinois.