Le Québec, le Canada et la Suisse
Je suis retraité depuis un an. J’ai été professeur de français langue seconde pendant quarante ans, de 1975 à 2015. À part les deux premières années de ma carrière pendant lesquelles j’ai enseigné successivement à des réfugiés vietnamiens et dans une école élémentaire en Louisiane, mes étudiants étaient des adultes anglophones qui devaient apprendre le français à cause de la Loi 101 ou de la Loi sur les langues officielles.
Parmi les premiers étudiants à qui j’ai enseigné, il y en avait qui étaient nés avant 1945, ce qui veut dire qu’ils faisaient partie de la génération précédant les baby-boomers. En plus des baby-boomers, j’ai eu des étudiants des générations X et Y pendant toute ma carrière et quelques représentants de la génération appelée millenium au cours des quelques années qui ont précédé ma retraite.
Après leur avoir enseigné les éléments théoriques de la langue, le travail d’un professeur de français consiste à donner à ses étudiants l’occasion de mettre en pratique ce qu’ils ont appris en les faisant dialoguer et discuter sur différents sujets. Pendant ces années, j’ai pu voir évoluer les mentalités et changer les attitudes des anglophones par rapport aux francophones. Une réflexion d’une étudiante au cours d’une discussion il y a une dizaine d’années résume assez bien ce changement : « Mon père a moins de préjugés vis-à-vis des francophones qu’en avait mon grand-père, et moi, j’en ai moins que mon père. » Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les jeunes sont plus ouverts et ont moins de préjugés que leurs aînés, mais c’est assez révélateur d’une tendance générale.
Pour les jeunes employés d’EDC [1], le dernier endroit où j'ai travaillé, il est tout à fait normal d’être allés en immersion française pendant quelques années quand ils étaient à l’école primaire ou secondaire. En revanche, je me souviens de la résistance farouche de quelques-uns de mes étudiants dans les années 1970 et 1980 qui avaient de la difficulté à accepter que leur pays était en train de changer.
Qu'en est-il de la situation maintenant ? Après deux référendums qui ont failli diviser le pays, le Canada est-il en train d’évoluer vers quelque chose qui ressemble un peu à la Suisse ? La Suisse est un pays avec quatre langues officielles qui s’est forgé une identité pas du tout basée sur l’ethnicité et la langue mais sur des valeurs et des intérêts communs. La Suisse ne semble pas avoir les mêmes conflits linguistiques que Les Wallons et les Flamands en Belgique. J’ai voulu savoir pourquoi. Je suis donc allé dans Google et j’ai tapé la question : « Pourquoi la Suisse n’a pas les mêmes conflits que les Wallons et les Flamands en Belgique ? » Je suis tombé sur un forum dans lequel un Suisse a écrit : Nous n’avons pas les mêmes problèmes que la Belgique parce que nous formons une vraie nation. » Un autre a écrit : « Notre pays s’est formé contre l’Autriche. » Je me suis souvenu de Guillaume Tell et de son arbalète, ce héros de la résistance suisse face à l’occupation autrichienne. Je ne connais pas grand-chose de l’histoire de la Suisse, mais j’imagine que pour que des gens parlant des langues différentes et provenant d’univers culturels différents en arrivent à se forger une identité commune, cela doit prendre du temps et beaucoup de bonne volonté.
Au Canada, le moment que les Canadiens français ont choisi pour cesser de s’appeler "Canadiens" et commencer à s’appeler "Québécois" correspond à peu près à celui où les Anglais, Écossais, Irlandais et autres ont choisi pour commercer à s'appeler "Canadians". C’est un peu comme un rendez-vous manqué, mais je crois que, de toute façon, ce rendez-vous n’aurait pas pu avoir lieu à ce moment-là entre, d’un côté, des vaincus humiliés et exploités, et de l’autre, des vainqueurs qui avaient la nostalgie de leur vaste empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.
Mais aujourd’hui, après la Révolution tranquille et l’affirmation des Québécois dans différents domaines, il y a peut-être, un peu comme en Suisse, une nation qui est en train de naître à partir de valeurs communes et d'une façon différente de voir le monde. Si la Suisse s’est unifiée pour faire face à la puissance autrichienne, pourrait-il en être de même pour le Canada face aux États-Unis ? La plupart des Canadiens anglais à qui j’ai enseigné, y compris les nouveaux immigrants, s'entendent pour dire qu’ils n’aimeraient pas que leur pays devienne comme les États-Unis. Il y a un proverbe africain qui dit : « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. » Un pays qui éclate, ça fait du bruit. Un pays qui est en train de se forger une identité à partir de différents groupes ethniques et linguistiques c'est, pour emprunter une image de Gilles Vigneault, comme « les ruisseaux qui dans le secret des bois deviennent des rivières. »
J’écris ceci en me basant sur les changements de mentalité que j’ai observés chez mes étudiants anglophones pendant ma carrière. Je suis très conscient que les étudiants à qui j’ai enseigné, surtout à EDC, ne sont pas tout à fait représentatifs de l’ensemble des anglophones canadiens. Ils sont plus ouverts d’esprit et ont moins de préjugés. À l’autre extrême, j’ai récemment vu un texte qui circule dans Facebook dans lequel l’auteur dresse une liste des problèmes urgents qui devraient être réglés au Canada. Le premier sur sa liste, devant l’économie, la santé et l’environnement, c’est le bilinguisme. Il se plaint d’être obligé de composer le « 1 » pour être servi en anglais. [2] S’il était le seul, ça ne serait pas un problème, mais ils sont plusieurs à être de cet avis. Comme quoi la réalité peut être totalement différente dépendant de quel côté on la regarde.
Je n’ai aucune idée de ce que pensent les jeunes Québécois francophones par rapport à ce que les politiciens et les journalistes appellent la question nationale. Je n’ai pas d’enfants et pratiquement aucun contact avec des jeunes. Je me souviens des discussions qu’on avait sur ce sujet quand j’étais jeune. C’était à la mode d’en parler. C’était peut-être nécessaire. Peut-être en avons-nous trop parlé ? Les jeunes d’aujourd’hui, quand ils en parlent, le font de façon plus sereine et moins émotive. La mondialisation leur a donné une perspective différente par rapport à ce qu’ils sont et à la place qu’ils occupent dans le monde. Ils prendront individuellement et collectivement les décisions sur les questions qui les concernent en tenant compte de leur réalité qui est très différente de celle qui était la nôtre.
Ce que je pense et ce que j’écris n’a pas vraiment d’importance. Comme le disait Gilles Vigneault dans sa chanson Quand les bateaux s’en vont, popularisée par Pierre Calve dans les années 1960 : « Je ne suis plus de l’équipage mais passager. » Ce n'est plus à moi de décider où on s'en va et de quelle façon on s'y rendra. Je me contente d’observer et d'écouter, pour essayer de voir d'où viennent les vents et où ils nous conduisent. Pour ce qui est de la comparaison avec la Suisse, ce n'est qu'une idée, peut-être un peu farfelue, qui a germé dans le cerveau d'un vieux retraité solitaire quand il faisait du kayak sur la rivière des Outaouais entre le l'Ontario et le Québec.
[1] Exportation et Développement Canada où j’ai travaillé pendant les 13 dernières années de ma carrière.
[2] Aux États-Unis, dans plusieurs états, dont la Californie avec ses trente millions d’habitants, les Américains doivent aussi composer le « 1 » pour être servis en anglais, et ce, dans un pays qui n’est pas officiellement bilingue.
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