Les rêveries du retraité solitaire

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Le désert des Tartares

J’ai lu ce roman écrit par un auteur italien du nom de Dino Buzzati quand j’étais adolescent. Je l’ai trouvé parmi les livres de ma tante Martha alors que je passais les vacances d’été chez mes grands-parents en Gaspésie et que je cherchais quelque chose d’intéressant à lire. En regardant le titre, j’ai cru que c’était un roman d’action ou d’aventure comme ceux que j’étais habitué de lire. À cette époque-là, je lisais des Bob Morane et des classiques américains et anglais traduits en français comme Tom Sawyer et Robinson Crusoé. Je lisais aussi les livres condensés du Reader Digest que ma tante recevait chaque mois parce qu’elle était abonnée. Ce que je ne savais pas, c’est que Le désert des tartares n’est pas un récit d’action et d’aventure à proprement dit mais un roman philosophique ou psychologique dans lequel l’auteur traite de la condition humaine d’une façon allégorique et imagée. Voici un résumé du livre que j’ai trouvé en ligne :

 

« Le lieutenant Giovanni Drogo est nommé au fort Bastiani, qui garde la frontière avec le désert des Tartares, dont on ne sait cependant s’ils ont jamais mis les pieds sur le territoire. Il est plein d’espoir pour cette nouvelle vie qui débute et qu’il espère plus exaltante. Néanmoins, il ressent un vague pressentiment de choses irrévocables. Peinant à trouver le fort, perdu sur un plateau caillouteux, il rencontre le capitaine Ortiz, qui y séjourne depuis dix-huit ans. Le bâtiment, austère et banal, terrifie Drogo et l’hypnotise à la fois. Il se présente au commandant du fort, Matti, mais effayé par l’environnement, demande aussitôt sa mutation. Il doit cependant attendre quatre mois pour obtenir le certificat médical qui lui permettra de partir. Pourtant, une fois qu’il l’aura en sa possession, Giovanni Drogo remettra sans cesse sa décision au lendemain et finira par passer toute sa vie au fort, dans l’attente d’une attaque. Lorsque celle-ci aura enfin lieu, il sera évacué pour cause de maladie. »

 

Ça fait longtemps que j’ai lu le livre et j’ai oublié beaucoup de détails. Je n’ai pas pour autant le goût de le relire ni de voir le film qui a été fait à partir du livre. Je me souviens assez bien de mes réflexions en lisant ou après avoir lu le livre, et je trouve intéressant le fait de l’avoir lu lorsque j’étais adolescent plutôt que dix ans plus tard ou maintenant. Mon approche était plus naïve et moins intellectuelle et je n’ai pas immédiatement compris où l’auteur voulait m'entraîner.

 

En lisant le livre quand j’étais adolescent, j’étais un peu dans le même état d’esprit que le personnage principal : j’attendais moi aussi que quelque chose d’inattendu se produise et j’étais certain que l’action allait venir tôt ou tard. Et quand j’ai vu se rompre un à un tous les fils qui rattachaient Giovanni Drogo à son passé (sa fiancée, sa famille, ses amis, ses intérêts), je me suis senti triste pour lui et je me suis demandé pourquoi il ne réagissait au lieu de subir passivement un destin qui n’était pas forcément le sien. Dans cette histoire, il y a également le personnage du capitaine Ortiz, que j’avais un peu oublié mais qui m’est revenu en mémoire en lisant le résumé du livre. Dans cette histoire, le capitaine Ortiz joue le rôle du tentateur qui fait miroiter un mirage à sa victime dans le but de l’entraîner dans le même genre de désillusion dont il a été lui-même victime. C’est un peu comme dans un film de Dracula. Une fois devenu un mort vivant, le vampire se nourrit de la vie et du sang des autres.

 

Après avoir fini de lire le livre, je me suis dit que c’était une bien triste histoire que je venais de lire mais que c’est le genre de choses qui peut arriver à tout le monde si on ne fait pas attention. La vie peut nous filer entre les doigts sans qu’on s’en rende compte si on ne prend pas le temps de réfléchir sérieusement à ce qui nous arrive. J’avais quinze ou seize ans et la littérature venait de m’apprendre une leçon. Après avoir rangé ce que je venais d’apprendre dans mon cœur et dans mon cerveau, j’ai remis le livre avec les autres livres dans la bibliothèque de ma tante Martha et j’en ai cherché un autre avec plus d’aventures et d’action.

 

Le désert des Tartares décrit une situation extrême dans laquelle un jeune homme s’enferme volontairement dans un univers limité et sans issue à la suite d'une mauvaise décision, d’une pression venue de l'extérieur et de qu’il finit par croire être son inéluctable destin. Dans la vraie vie, la même chose peut nous arriver sans que ce soit aussi dramatique et définitif. Quand on se retrouve soi-même dans une telle impasse, il est parfois difficile de faire la part des choses et de faire la distinction entre un rêve que l’on poursuit et un mirage qui nous séduit. On peut, par exemple, passer quelques années à poursuivre un rêve qui s’avère plus tard être une illusion et sortir malgré tout de cette expérience grandi, avec plus de discernement et de sagesse. Je crois que quand on se sent un peu malgré soi embarqué dans quelque chose qui ne nous convient pas et qu’on entend à l’intérieur de nous une petite voix nous dire qu’on s’est engagé dans la mauvaise voie, on devrait s’arrêter et songer à changer de direction.

 

Mais pourquoi donc ai-je pensé à ce livre une cinquantaine d’années après l’avoir lu ? J’ai vu la semaine passée un reportage à la télévision qui m’a fait penser un peu au roman de Buzzati. C’est l’histoire d’une jeune femme de Toronto qui après avoir complété son cours de médecine décide de s’établir dans une petite ville du nord de l’Ontario située près du lac Supérieur appelée Marathon. Elle se dit qu’elle va rester là pendant un an ou deux ans pour acquérir de l’expérience avant de revenir faire carrière dans une grande ville du sud de la province. Avec le temps, elle se détache progressivement de sa vie dans la métropole et commence à créer des liens avec son nouvel environnement. Elle se fait des amis. Elle trouve sa place au sein de la communauté. Elle est reconnue et elle est appréciée. Elle décide de rester. Ça fait une vingtaine d’années qu’elle est là et elle ne songe pas à partir. De la grande ville, ce qui lui manque le plus c’est quelquefois l’anonymat et la possibilité de prendre plus facilement l’avion pour aller au Mexique, à Cuba ou en Europe. Ce qui lui manque le moins, c’est les embouteillages et le rythme de vie frénétique. Ce qu’elle apprécie le plus de son nouvel environnement, c’est le sentiment de faire partie d’une communauté, les grands espaces, le silence de la forêt et les aurores boréales. Ce qu’elle apprécie le moins, c’est que tout le monde sait ce que vous faites, les étés trop courts et les hivers trop longs.

 

Je trouve intéressant de voir comment le cerveau crée des liens entre des choses qui nous arrivent ou que l’on observe dans la vie de tous les jours et d’autres que l’on croyait avoir oubliées...comme des livres qu'on a lus il y a plusieurs années. En écrivant ce texte, il m’est revenu en mémoire un poème de Gilles Vigneault qui parle de réalités et de mirages. J’avais ce poème sur un disque que j’écoutais avec mes sœurs Suzanne et Louise quand j’étais étudiant et que vivions ensemble à Ottawa au début des années 1970. J’ai oublié le titre et le début du poème mais il se termine comme ceci : « J’ai connu un homme qui a perdu un lac et deux rivières à poursuivre des mirages que l’horizon emporte. En buvant de la bière il s’en est souvenu. » Si ce poème vous dit quelque chose, faites-moi signe ! J’aimerais beaucoup le retrouver.

 

Il y a des livres ou des poèmes que l’on lit, des films que l’on voit, des chansons ou de la musique que l’on entend qui nous laissent bouche bée. Ça prend un certain temps à les intégrer et à les digérer parce qu’ils nous apprennent des choses importantes sur le monde, sur nous-même et sur la nature humaine en général. Pour moi, Le désert des Tartares est un de ces livres. Peu importe l’âge qu’on a quand on le lit, il nous aide à mieux comprendre comment pensent et agissent quelquefois les êtres humains.

 

 

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04/08/2020
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