La grande noirceur
Dans mon dernier article intitulé Cette époque qui pense en nous, j’ai réfléchi à la façon dont l’idéologie dominante, ou tout simplement les idées et les courants de pensée qui circulent dans une société à une certaine époque, contribuent à façonner la mentalité et les valeurs des personnes qui y vivent sans même qu’elles en soient toujours pleinement conscientes. Je croyais en avoir fini avec ce sujet quand un ami m’a demandé si j’estimais que la période souvent critiquée de l’histoire du Québec pendant laquelle l’ensemble de la société a été dominée par la religion catholique méritait qu’on la qualifie de grande noirceur.[1]
Pour moi qui n’ai connu que la dernière décennie de cette période, la réaction viscérale et spontanée que j’ai eue m’a moi-même un peu surpris. Voici ce que j’ai écrit en réponse à la question qu’on m’avait posée :
Nous avions cinq et six ans. Les psychologues disent qu’à l’âge de sept ans notre personnalité est déjà formée. Ces enseignements sont arrivés à une période critique de notre développement. Un peu comme notre langue maternelle, c’est une référence qui nous suit pendant le reste de notre vie. On peut croire qu’on a oublié mais il reste toujours quelque chose de caché quelque part dans notre inconscient. Après avoir réfléchi aux quelques lignes que j’avais aussi spontanément écrites en réponse à la question qui m’avait été posée, et surtout à ce qui m’avait motivé à les écrire, je me suis rendu compte que j’avais au cours de ma vie consacré énormément de temps et d’énergie à tenter de défaire ce qui avait été construit dans mon cœur et dans mon cerveau par une époque que je n’ai aucune difficulté à qualifier de grande noirceur. Je me suis également rendu compte que la plupart des articles que j’ai écrits dans mon blog étaient pour moi une façon de me réconcilier avec mon passé et de développer une spiritualité qui repose sur des valeurs plus positives comme l’amour, la tolérance et la pardon plutôt que sur la vengeance et la terreur.[2]
Pourquoi est-ce que cette époque a été pour moi aussi traumatisante ? Pourquoi est-ce que d’autres gardent d’aussi heureux souvenirs de la grande noirceur ? Pour moi, il y a deux raisons : la première est individuelle et la deuxième est culturelle. Il y a des individus qui ont une nature plus optimistes et qui sont moins impressionnables que d’autres. Ceux-là écoutaient ce qu’on leur disait mais sans tout prendre pour de l’argent comptant. Ils se disaient que les curés disaient ce qu’ils disaient parce que c’était leur job de le dire et que ça n’avait pas tellement d’importance. Et il y avait beaucoup de curés qui pensaient exactement comme eux. Ils disaient ce qu’il fallait dire, et quand ils avaient fini de le dire, ils allaient à la pêche, jouaient aux cartes, prenaient un p’tit coup avec leurs amis et ne se cassaient pas trop la tête avec ça. Il y avait aussi des familles qui avaient une vision plus saine par rapport à tout ce qu’on nous enseignait. Ces gens-là savaient faire la part des choses et prenaient tout ça avec un gros grain de sel. Ils étaient, je le crois, moins traumatisés et plus heureux.
Moi qui n’ai vécu que quelques années à la fin de la grande noirceur, je dois dire que cette époque m’a marqué parce que, d’une part, elle a coïncidé avec une étape cruciale de mon développement émotif et intellectuel, et que, d’autre part, mon tempérament introverti et angoissé faisait de moi quelqu’un de très vulnérable. Mais contrairement à beaucoup d’autres, je n’ai jamais rejeté en bloc tout ce que cette époque m’a apporté. Il y avait quand même beaucoup de lumière qui brillait dans cette grande noirceur, tout comme il y a beaucoup de noirceur qui assombrit les périodes les plus ouvertes et éclairées de l’histoire. Le soleil trop brillant qui nous aveugle autant que la nuit trop noire qui nous enveloppe peuvent tous les deux nous empêcher de voir l’essentiel. C’est pourquoi il faut prendre le temps d’ajuster notre regard pour permettre à nos yeux de voir tout ce qu’il y a à voir et à notre esprit de comprendre tout ce qu’il y a à comprendre avant de juger.
Je dédie ce texte à mon ami André, un homme qui a appris à ajuster son regard et qui m’aide parfois à ajuster le mien. Salut Bonhomme !
[1] Après la conquête de la Nouvelle-France, les notables et le clergé ont dit aux Anglais : « Laissez-nous pratiquer librement notre religion et continuer à parler notre langue et nous serons de bons et loyaux sujets britanniques.» Pendant les deux cents ans qui ont suivi, l’Église catholique a dominé tous les aspects de la vie des Canadiens français jusqu’à la Révolution tranquille au début des années 1960 (quand nous sommes devenus des Québécois et que nous avons décidé de bâtir une société laïque). C’est cette période de notre histoire qui correspond à ce que certains appellent la grande noirceur.
[2] Des articles comme L’Évangile selon ma mère, Mon ami André, Religion foi et spiritualité, Mon père et Le feu de l’amour, et aussi dans mon blog en anglais des articles comme Like a Refugee, The Violin Teacher, Wayne’s World et Maria and the Buterfly m’ont aidé à faire la part des choses et à m’ouvrir à une spiritualité qui n’est pas régie par des dogmes et des traditions mais qui découle de mes réflexions et de mes expériences personnelles.
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