Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Des souvenirs bien plus doux que du miel

Quand je l’ai vue en entrant dans sa chambre d’hôpital, je croyais qu’elle dormait. Elle était allongée sur le dos dans son lit, elle avait les yeux fermés et un sourire aux lèvres. Quand elle m’a entendu arriver, elle a ouvert les yeux, s’est tournée la tête vers moi, m’a souri, et a dit : « Je ne dormais pas mais j’étais très loin. » Quand je lui ai demandé où elle était, elle m’a dit qu’elle était en Martinique où elle était déjà allée passer quelques hivers, qu’elle était en train de marcher sur la plage devenue déserte en fin de journée, que le soleil descendait lentement se coucher dans l’océan, et qu’elle se sentait très bien. C’était quelques semaines ou quelques mois avant son décès. Comme la plupart des personnes qui souffrent de la maladie d’Alzheimer, ses souvenirs les plus précis étaient très lointains alors qu’elle avait déjà oublié les plus récents. Au cours des mois qui ont précédé son décès, ma tante Martha me parlait souvent de ses souvenirs de jeunesse et de sa vie passée, mais très peu de ce qu’elle avait vécu récemment. Elle avait oublié l’appartement où elle avait vécu les trente dernières années de sa vie mais pas la maison de son enfance.

 

J’ai repensé à ça il y a quelques jours en lisant un article en anglais intitulé There is beauty and joy at the end of life, too. L’auteur, qui a travaillé dans un de ces endroits où des personnes vont passer les dernières années de leurs vies et qui a accompagné son père lorsqu’il était rendu à cette étape, a écrit : « The hospice isn’t a place where people come to die. It is where they come to live-to live well for the little time they have left. It is a place of celebration, connection, comfort and support. » Cette description peut nous paraître idyllique quand on pense à tous les cas d’abus et de maltraitance à l’égard des personnes âgées dont nous entendons souvent parler dans les medias, mais il y a quand même des endroits où les patients sont traités avec amour respect et dignité.

 

Je vais quelquefois voir ma mère à Maniwaki où ma sœur et mon beau-frère s'occupent merveilleusement bien d’elle depuis plusieurs années. Ma mère est dans un Centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD) depuis bientôt trois ans. Je suis toujours surpris de voir que même si elle n’est pas totalement consciente, elle est la plupart du temps sereine et souriante. Sa vie n’a pas toujours été facile et je me demande si, comme pour ma tante, quand elle ferme les yeux, il y a des souvenirs heureux qui refont surface et qui lui font oublier tout le reste.

 

Et je me disais aujourd’hui en faisant du ski que quand je serai rendu à la dernière étape de ma vie, et qu’allongé sur mon lit je fermerai les yeux sans nécessairement vouloir dormir, je me reverrai peut-être quand nous étions en train de fêter Noёl en famille, que je reverrai peut-être le ciel étoilé dans la nuit froide quand j’allais skier seul ou avec mon ami Gérald le soir dans la forêt, que je me reverrai peut-être aussi en train de danser la salsa sur la plage à Cuba ou de faire du kayak au chalet avec Maria. Quand je fermerai les yeux, j’aimerais aussi, si ce n’est pas trop demander, revoir dans ma mémoire mes chats et les entendre ronronner près de moi.

 

Si nous pouvions tout simplement vivre jusqu’au bout une vie normale d’hommes et de femmes avec ses grandes joies et ses grands malheurs, et avec aussi ses petites joies et ses petits malheurs, et rendus à la fin ne se souvenir que des bons moments qu’on continuera de revivre comme un film dans sa mémoire, ça ne serait pas si mal. Mais nous savons très bien que ça ne se passe pas comme ça pour tout le monde. J’ai vu à la télé cette semaine un film documentaire sur le viol utilisé comme arme de guerre pendant des conflits qui ont eu lieu uniquement au cours des soixante-dix dernières années un peu partout dans le monde. Je me demande ce que les victimes de ces atrocités peuvent voir quand elles deviennent vieilles, qu’elles se retrouvent seules et qu’elles ferment les yeux. Et il n’y a pas que pendant les guerres qu’on torture et qu’on viole. Combien de victimes de violence et d’abus sexuels garderont à jamais gravées dans leur mémoire des souvenirs qui viendront les hanter jusque dans leur vieillesse ? 

   

Entrer dans la dernière étape de sa vie c’est comme partir pour un voyage sans retour. On peut s’embarquer avec des souvenirs doux comme le miel ou amers comme le fiel. Plusieurs religions nous parlent d’un au-delà où les victimes seront consolés et où ceux et celles à qui on a volé leur enfance et leur vieillesse, et tout ce qu’il y a entre les deux, connaîtront la paix et le bonheur. Je ne peux m’empêcher d’espérer qu’il y a un peu de vrai dans tout ce qu’on nous a raconté à ce sujet quand nous étions enfants.

 

 

Voici, pour finir, une chanson qui parle d’un départ pour un voyage sans escale qui n’est peut-être pas dans ce cas-ci le dernier, mais qu’on entreprend en emportant avec soi le souvenir d’un temps où le vin était bien plus doux que du miel. C’est le genre de souvenirs que ma tante m’a raconté quand je suis allé la voir ce jour-là à l’hôpital.

 

https://www.youtube.com/watch?v=DeSr_zqW03U



20/02/2020
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