L'usine du Bonheur
Prosper L’Heureux, le propriétaire et directeur de L’usine du Bonheur, fait passer une entrevue de sélection à Julie Lamoureux, une candidate au poste de préposé(e) au bonheur. Il est en train de lui expliquer en quoi consiste le travail.
-Tout se fait au téléphone. Les personnes avec qui vous parlez sont déjà inscrites et ont été dirigées vers vous par notre réceptionniste. Quand vous décrochez, vous dites : « L'usine du Bonheur, bonjour ou bonsoir ! » et vous mettez immédiatement le compteur en marche.
-Le compteur ?
-C’est comme dans un taxi. C’est pour la facturation.
-Et après ça, qu’est-ce que je fais ?
-Vous écoutez vos clients ou clientes, et vous reformulez ce qu’ils ou elles ont dit pour montrer que vous avez bien écouté. Ensuite, vous les encouragez, vous leur donnez quelques conseils, et vous les guidez dans les étapes de notre programme.
-Comment je fais pour faire tout ça ? Je ne suis pas psychologue ou thérapeute.
-Si votre candidature est retenue, vous recevrez gratuitement une formation de trois jours.
-Trois jours ! C’est tout !
-C’est suffisant. Oh ! J’allais oublier quelque chose de très important : à la fin de chaque appel, vous devez offrir nos services BONHEUR PLUS et BONHEUR PRO à votre client ou cliente. À partir de maintenant, si vous n’avez pas d’objection, j’utiliserai uniquement le masculin pour simplifier.
-Non, non, je n’ai pas d’objection. Ça va pour le masculin.
-Au début, pendant votre période de probation, qui dure normalement trois mois, vos appels seront écoutés pour s’assurer de la qualité…et que vous n’avez rien oublié.
-C’est normal. C’est comme ça partout maintenant. C’est quoi les conditions de travail et le salaire ?
-Vous devez être disponible pour prendre des appels de six heures du matin à six heures du soir, ou de six heures du soir à six heures du matin. Vous travaillez de la maison et vous êtes payée en fonction du nombre d’appels que vous avez reçus et du temps que vous avez passé au téléphone. Votre taux horaire correspond au salaire minimum. Si vous réussissez à vendre BONHEUR PLUS à un client, vous touchez un montant équivalent à 15% de vos revenus hebdomadaires, et si vous réussissez à lui vendre BONHEUR PRO, c’est 30%. Avez-vous des questions ?
-L’Heureux, c’est votre vrai nom ?
-Oui, oui, c’est mon vrai nom. Un heureux hasard, n’est-pas ?
-Pourquoi vous appelez ça L’usine du Bonheur ?
-Parce que nous tentons de réunir et d’assembler pour nos clients toutes les conditions nécessaires au bonheur, un peu comme une chaîne de montage pour les voitures.
-C’est quoi votre programme, et c’est quoi exactement mon rôle par rapport au programme ?
-Si je reprends l’analogie de la chaîne de montage pour les voitures, nous avons identifié des composantes de ce qui constitue le bonheur : la santé, la spiritualité, la sécurité financière, les relations interpersonnelles et la sexualité, le travail ou les études, et la reconnaissance. Votre rôle est de passer en revue toutes ces pièces avec votre client et de les assembler pour construire un véhicule. Si certaines pièces sont défectueuses, il s’agit de les réparer ; s’il en manque, il faut leur trouver un substitut. Il faut faire en sorte que votre client soit heureux ou qu’il ait l’impression de l’être.
-Est-ce qu’il y a un ordre à suivre pour le programme ?
-Excellente question ! La réponse est non. C’est là qu’interviennent le jugement et la perspicacité du préposé au bonheur. Vous devez, à partir des réponses que votre client donnera à vos questions, déterminer quels sont ses besoins les plus pressants, et établir avec lui un plan d’action qui couvrira l’ensemble du programme mais pas nécessairement dans un ordre préétabli.
-C’est quoi la différence entre le service régulier et BONHEUR PLUS et BONHEUR PRO ?
-Pour BONHEUR PLUS et BONHEUR PRO, nous choisissons les plus belles voix. Pour BONHEUR PRO, les voix doivent être exceptionnelles : chaudes et légèrement sensuelles…mais pas trop. Il y a aussi des différences dans le vocabulaire et la façon de s’exprimer des préposés. À part le prix, c’est la seule différence : pour BONHEUR PLUS, c’est deux fois plus cher ; pour BONHEUR PRO, trois fois plus cher.
-Mais c’est une différence énorme ! Comment vous justifiez la différence de prix seulement pour entendre une plus belle voix ?
-C’est un peu comme l’effet placebo pour les médicaments. Si on paye plus, on s’attend à plus. Le bonheur étant quelque chose de très subjectif, les résultats sont en fonction des attentes par rapport au montant qu’on a payé. Plus on a payé cher, plus on s’attend à être heureux…et plus on le devient.
-Est-ce que c’est nécessaire d’être heureux soi-même pour faire ce travail ?
-C’est mieux si vous l’êtes vous-même mais ça n’est pas indispensable. Et si vous ne l’êtes pas, vous pouvez toujours utiliser nos services…en dehors de vos heures de travail, bien entendu. Nous offrons un rabais de 15% à nos employés.
-C’est pas avec le salaire minimum que je pourrais me payer vos services, même avec un rabais de 15%.
-Je comprends, Madame Lamoureux. Nos services, comme le bonheur, ne sont pas à la portée de tout le monde et de toutes les bourses.
-Une dernière question, plus personnelle, si vous me permettez ?
-Allez-y !
-Êtes-vous heureux, Monsieur L’Heureux ?
-Je suis prospère, très prospère, Madame Lamoureux. Est-ce que ça répond à votre question ?
-Pas vraiment, mais ça suffit pour me convaincre que je ne suis probablement pas la candidate idéale pour travailler comme préposée au bonheur dans votre Usine du Bonheur.
-Pourriez-vous me dire pourquoi ?
-Premièrement, je vous dirais que je suis assez d’accord avec les composantes du bonheur que vous avez identifiées, mais je ne suis pas d’accord avec l’image de la chaîne de montage. Au lieu d’appeler ça une usine du bonheur, ça devrait plutôt s'appeler un atelier du bonheur. Et je vous dirais aussi que la spiritualité ne devrait pas être considérée comme une pièce parmi les autres. Elle devrait être au centre de tous les éléments qui constituent le bonheur pour les éclairer et leur donner un sens. Très souvent les personnes qui m’ont aidée à retrouver l’espoir et le bonheur quand je les avais perdus n’avaient pas d’argent, pas de carrière, pas de diplômes universitaires, et quelquefois, elles n’avaient même pas la santé. Et il y en a d’autres qui se suicident même s’ils ont tout ce qui devrait normalement les rendre heureux. C’est pour ça que je dis qu’on devrait toujours tout ramener à la spiritualité.
-Pour moi, la spiritualité c’est quelque chose qu’il faut régler une fois pour toute, et le plus tôt possible, pour pouvoir passer le plus vite possible aux autres choses.
-Vous voulez dire pour pouvoir passer aux choses plus sérieuses.
-Oui, si on veut. C’est un peu comme ça que je vois ça.
-Pas moi, et je ne vous dirai pas ce que je pense de votre façon de faire plus d’argent avec votre BONHEUR PLUS et BONHEUR PRO, et des réponse que vous m’avez données quand je vous ai demandé si c’était nécessaire d’être heureux pour faire ce travail et si vous étiez vous-même heureux.
-Je peux l’imaginer.
-Est-ce que je peux vous poser une toute dernière question, Monsieur L’Heureux ?
-Oui, mais ce sera la dernière.
-Qu’est-ce que vous faisiez avant de devenir propriétaire et directeur de L’usine du Bonheur ?
-J’étais propriétaire et directeur d’une agence de marketing et de publicité.
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