L'Évangile selon ma mère
Ma mère m’a raconté un jour une histoire qui s’est passée il y a longtemps, quand elle était enfant, dans sa petite ville natale de la Gaspésie. C’est une incident qui, j’en suis sûr, s’est produit à peu près de la même façon, à la même époque, dans de nombreux villages et petites villes de la province. Une jeune fille d’une famille voisine de chez mes grands-parents tombe enceinte. Elle n’est pas mariée. C’est une honte pour la famille. Elle doit quitter la maison familiale pour s’en aller vivre à Montréal. Elle passe devant la maison avec sa petite valise. Elle est seule. Elle va marcher jusqu’à la station pour aller prendre le train. Ma grand-mère dit à ses enfants qu’il ne faut pas lui parler, même pas la regarder. C’était dur mais c’était comme ça à l’époque. Ma mère sait dans le fond de son cœur que ce que lui demande sa mère n’est pas correct. Elle regarde la jeune fille et lui sourit.
Ma mère m’a racontée une autre histoire qui s’est passée dans la même petite ville. Il y avait à cette époque ce qu’on appelait des concessions. C’étaient des terres que le gouvernement distribuait gratuitement à des familles qui étaient prêtes à quitter la côte pour aller s’établir à l’intérieur de la Gaspésie pour fonder des colonies. Je ne sais pas exactement comment ça se passait, mais j’imagine qu’en arrivant là-bas, les colons devaient défricher le lot qui leur était attribué, se construire une maison, cultiver la terre et élever des animaux. La vie n’était pas facile. La terre était pauvre et aride. Je me souviens qu’une de mes tantes m’a raconté qu’il y avait un vieil Irlandais avec une longue barbe blanche, un vague cousin de mon grand-père, qui vivait seul au milieu de la forêt. Une fois par année, pour la Saint-Patrick, il descendait en ville pour se confesser et faire ses Pâques. Il allait à la grand-messe, un bouquet de trèfles fièrement attaché à la boutonnière, et il repartait dans le bois pour une autre année avec de la morue salée, de la farine, du sucre et du tabac à pipe.
Une de ces colonies s’appelait Pellegrin. Elle était située à une quinzaine de milles [1] de Chandler, la petite ville où vivait ma mère. Grâce à la compagnie à qui appartenait la papeterie où presque tout le monde travaillait, il y avait un hôpital à Chandler. Cet hôpital était administré par une communauté religieuse. Je crois que c’était les Sœurs de la Providence. Toujours est-il qu’un beau jour un colon de Pellegrin se présente à l’hôpital avec sa femme gravement malade. Ils étaient pauvres et n’avaient pas d’assurance-maladie avec la Croix-bleue, la seule compagnie d’assurance-maladie disponible à cette époque-là. Les bonnes sœurs refusent d’admettre la femme à l’hôpital, et elle est retournée mourir à Pellegrin, au milieu de la forêt. Cette histoire a bouleversé ma mère. Elle était scandalisée. Elle me l’a racontée quand nous avons eu l’assurance-maladie universelle au Québec.
Quand nous habitions à Jonquière, mon père était chef de la troupe de scouts de laquelle je faisais partie. Un soir, à l’occasion d’un souper bien arrosé, l’aumônier de la troupe, un père Oblat de Marie-Immaculée, a fait une avance à ma mère. Elle l’a repoussé fermement mais elle n’a parlé de cet incident à personne. C’est beaucoup plus tard qu’elle me l’a raconté. J’avais émis un jugement critique et très catégorique sur l’hypocrisie des prêtres et des religieux. C’est à ce moment-là qu’elle a décidé de m’en parler, pour me dire qu’il ne fallait pas juger trop sévèrement ces hommes que l’Église obligeait à vivre leur vie d’après des règles qui n’étaient pas naturelles et pas du tout nécessaires. Ce que j’ai retenu de cette conversation avec ma mère, c’est qu’il ne faut jamais juger.
Un jour ma mère regardait par la fenêtre le gazon, les arbres et les fleurs qui entouraient notre maison à Bryson, et elle avait l’air songeur. Elle a dit, comme si elle se parlait à elle-même plutôt qu’à moi quelque chose du genre : « Je me demande pourquoi on passe autant de temps à embellir les cours de nos maisons quand il y a tellement de monde qui ont besoin qu’on les aide. » Je ne sais pas à quoi elle pensait. Je ne lui ai pas demandé. C’est une phrase qui est restée pour moi un peu énigmatique même si je peux en comprendre le sens global.
Une des caractéristiques des enfants d’alcooliques à l’âge adulte est de se juger très sévèrement. À une certaine époque de ma vie, que j’appelle ma période religieuse, j’ai été attiré par la vie ascétique et austère des premiers chrétiens. La combinaison de cette soif de transcendance et de pureté, et le fait que j’étais moi-même un enfant d’alcoolique à l’âge adulte faisaient en sorte que j’étais un peu déséquilibré dans ma façon d’agir et de penser. Ma mère, qui a toujours été croyante et pratiquante, mais sans jamais être fanatique, m’observait. Elle me disait quelquefois, surtout après que j’ai commencé à travailler, des choses comme : « Paye-toi un bon repas au restaurant ! » ou « Tu aimes faire du vélo. Achète-toi un bon vélo ! » J’ai compris par après qu’en me disant cela, elle voulait m’aider à retrouver un équilibre. Je suis par la suite tombé dans l’excès contraire. Là encore, elle ne m’a jamais jugé et ne m’a jamais abandonné. Elle savait qu'un jour ou l'autre je retrouverais l'équilibre.
Je le réalise maintenant, mais quand j’étais jeune, j’ai imposé à mes parents, en particulier à ma mère qui devait préparer les repas, la présence d’étrangers dans notre maison sans penser à tout le travail et aux dépenses que ça pouvait occasionner. Il y a deux familles complètes qui sont venus de la Louisiane passer plusieurs jours chez nous à Bryson. Je les avais invitées. J’ai une copine belge qui a passé une semaine à la maison. On n’était pas vraiment ensemble. Je partais faire du vélo, et elle allait marcher seule dans la forêt et près de la rivière. Elle revenait pour dormir et manger ce que ma mère avait préparé pour nous. Un jour, elle nous a préparé une salade niçoise. Ma mère accueillait toujours ces étrangers à bras ouverts.
Il y avait chez ma mère, comme chez la plupart des personnes de cette époque, cette croyance que si on était heureux depuis trop longtemps, c’est que Dieu avait peut-être oublié de nous envoyer les épreuves nécessaires à notre salut, mais que ça n’allait pas tarder à venir. Cette idée s’exprimait dans des phrases comme : « Ça va trop bien » Ça ne peut pas durer. » Il y avait dans la religion de l’époque tout ce marchandage de fautes et d’indulgences, et cette curieuse comptabilité entourant les offenses et la pénitence qui géraient la vie des croyants. Si vous n’avez pas vécu à cette époque, c’est difficile à imaginer, mais c’était comme ça. Je vous le jure.
L’Évangile selon ma mère était basé sur un amour inconditionnel et une grande tolérance. Il y avait chez elle un mysticisme tempéré par une bonne dose de réalisme et de gros bon sens. Je me souviens de l’avoir entendu dire : « La vie est assez dure. Pas besoin d’en rajouter. » Il y avait dans sa religion un abandon et une absence de calcul qui laissaient à Dieu, qui se cachait souvent derrière le hasard, l’occasion d’intervenir. Il y avait aussi beaucoup d’humour dans sa vie. Avec ma mère, on pouvait rire de tout ce qui était ridicule, que ce soit le pape, les évêques, les prêtres, les curés et les bonnes soeurs. L’humour est, à mon avis, la meilleure défense contre le fanatisme, l’intolérance et l’orgueil. Quand on a de l’humour, on ne peut pas se prendre trop au sérieux. On sait que quand on exagère, on devient ridicule. L’humour est comme le baromètre de la raison. C’est cet humour qui m’unit le plus à mes sœurs. On se retrouve dans le sens de l'humour que ma mère nous a transmis. Probablement que ce serait la même chose avec mon frère…
J’ai décrit ce qui constitue l’Évangile de ma mère au passé parce que ma mère n’a plus la capacité mentale de discuter de ses croyances, et de ce qui se passe autour d’elle et dans nos vies. J’aimerais tant qu’elle soit là comme avant, avec sa sagesse et son amour, pour me conseiller, pour m’aider à voir plus clair et à prendre de meilleures décisions. Ce qui reste, quand je vais la voir, c’est l’amour et l’humour qui brillent encore dans ses yeux. C’est curieux comment ces deux mots se ressemblent en français. L'Évangile selon ma mère se résume à peu de choses : aimer et ne pas juger.
Il y a une chanson de Leonard Cohen intitulée "The Window" qui nous parle d'une personne dépossédée de sa fierté et de sa beauté, et qui regarde la vie de l'extérieur, à travers ce que j'imagine être la fenêtre d'une chambre d'hôpital, comme si elle n'en faisait déjà plus partie. Son univers est habité par les anges et les démons des mythes et des légendes de la religion de son enfance, mais il y a dans la voix et la mélodie de cette chanson, au-delà des mots, une sérénité et une paix qui, comme ma mère par sa simple présence, apaisent le cœur et l'esprit.
https://www.youtube.com/watch?v=OVeEmsAGHvw
[1] On calculait les distances en milles à cette époque-là.
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