Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Individus et collectivité

Je ne sais pas encore très bien ce que je vais écrire au sujet des individus et de la collectivité. L’idée m’est venue d’écrire quelque chose à ce sujet après avoir vu un reportage sur le taux de suicide, d’alcoolisme et de toxicomanie chez les cols bleus de la classe moyenne inférieure américaine.

 

Dans ce segment de la population, pour la première fois depuis plusieurs générations, l’espérance de vie diminue au lieu d’augmenter. On explique bien sûr le phénomène par des causes économique comme l’anémie du secteur manufacturier à cause de la compétition chinoise, et l’écart énorme entre les revenus des ultras riches et de la classe moyenne qui ne cesse de croître. On parle même, à plus ou moins long terme, de la disparition de la classe moyenne et du rêve américain.

 

Une autre raison évoquée pour expliquer le phénomène est que la vie collective s’est effritée au profit d’un individualisme croissant. On donne dans le reportage l’exemple des mégas églises américaines regroupées autour de télévangélistes à qui les fidèles envoient régulièrement de l’argent, et qui ont souvent remplacé les communautés traditionnelles qui donnaient l’occasion aux fidèles de se réunir et de partager. Le reportage fait aussi mention d’un sondage qui révèle qu’un grand nombre d’Américains déclarait ne pas avoir un seul véritable ami, et ce, malgré Facebook et les autres réseaux sociaux.

 

Mais qu’en est-il ici au Canada et au Québec ? Je crois que c’est beaucoup la même chose qu’aux États-Unis. Les gens sont de plus en plus isolés. Les discussions sur la politique et les enjeux sociaux se résument trop souvent à afficher dans Facebook des articles aux titres provocateurs qui n’expliquent rien et qui ne servent qu’à attiser la méfiance et la haine. C’est la même chose pour les valeurs et les convictions que d’autres se chargent d’exprimer à notre place avec des petits bouts de phrases bien tournés. On n’a plus besoin de penser; on n’a qu’à cliquer pour indiquer qu’on est d’accord.

 

Je me souviens de la dimension collective de la vie quand j’étais enfant. Tout gravitait autour de la religion. Nous vivions collectivement les fêtes religieuses et avions le sentiment de faire partie d’un grand tout qui englobait non seulement notre individualité mais l’univers tout entier. Nous vivions ensemble l’Avant et le Carême. Il y avait de nombreux rites de passage qui ponctuaient notre existence de la naissance à la mort. Nous connaissions les dates des fêtes religieuses (Je m’en souviens encore). Quand on allait à l’église, on avait un petit livret qui s’appelait Prions en l’Église. On nous parlait du peuple de Dieu en marche dont nous faisions partie.

 

Peu importe ce à quoi l’on croit en tant que collectivité, le fait d’y croire avec d’autres apporte une stabilité et un sentiment d’appartenance aux individus qui font partie de cette collectivité. Je dois avouer que cette dimension collective de l’existence est quelque chose que je regrette et qui me manque quelquefois. Je crois que c’est une chose à laquelle la plupart des êtres humains aspire. Cette faculté que nous avons de communiquer pour planifier des tâches, des objectifs et des projets, et pour partager nos aspirations et nos idéaux est ce qui distingue le plus les humains des animaux. Elle fait partie de notre ADN. C’est pour ça que la tentation est grande de renoncer ou de faire des compromis par rapport à nos convictions personnelles pour pouvoir faire partie d’une grande collectivité qui nous sécurise et nous réconforte.

 

Une jeune femme qui a pendant un bout de temps fait partie du mouvement QAnon aux États-Unis, et qui s’en est par la suite éloignée, a déclaré dans une entrevue télévisée que le fait de se joindre à ce mouvement avait apporté un sens à sa vie. Elle a ajouté que lorsqu’elle avait adhéré à ce mouvement bâti sur des mensonges, et qui a bien failli mettre fin à la démocratie et plonger son pays dans une guerre civile, elle s’était sentie envahie par une grande paix et qu’elle avait trouvé une raison d’exister.

 

Je me souviens qu’il y a quelques années, Maria et moi étions allés à une fête chez un couple d’amis dont la femme est d’origine chinoise. Il y avait plusieurs de ses amis chinois parmi les nombreux invités. Pendant la soirée, quatre ou cinq Chinois se sont retirés un peu à l’écart, et ont commencé à parler de façon très enthousiaste et animée. Ils ont chanté quelques chansons qui semblaient leur rappeler des souvenirs. J’ai demandé à mon amie de quoi ils parlaient. Elle m’a répondu qu’ils parlaient de la Révolution culturelle en Chine à l’époque de Mao. Elle s’est empressée d’ajouter qu’ils ne regrettaient pas cette époque, et qu’ils étaient conscients de tous les malheurs qu’elle avait causés à des millions de personnes. Ce qu’ils se remémoraient, c’était l’esprit de solidarité et le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes qui les unissaient.

 

Dans un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale que j’ai vu en ligne il n’y a pas longtemps, on demandait à un vieil allemand qui avait fait partie des Jeunesses hitlériennes s’il gardait des souvenirs positifs de cette expérience. Il a répondu que l’appartenance à ce groupe, qui était obligatoire pour tous les jeunes allemands, lui avait permis de côtoyer sur le même pied d’égalité des jeunes de classes sociales beaucoup plus élevées que la sienne qu’il n’aurait jamais pu fréquenter autrement. Il a parlé lui aussi de cette dimension collective qui apportait un sens à son existence individuelle tout en déplorant ce qui s’est produit par la suite.

 

En Russie, depuis quelques années, Poutine fait construire des églises. Plus de cent nouvelles églises ont été érigées à Moscou au cours des neuf dernières années. On a récemment inauguré la cathédrale militaire de Moscou. Imaginez, construire une cathédrale au 21e siècle !

 

 

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Cathédrale principale des forces armées russes

 

 

Pourquoi ? Pour Poutine, je crois que la promotion de la religion orthodoxe, c’est avant tout une façon d’assurer la cohésion de la société, et de donner au peuple russe un sentiment de fierté et d’appartenance. En fait, Poutine n’est pas plus religieux que Trump. Tous les deux sont des opportunistes. En Russie, il y a des groupes de jeunes ultras nationalistes qui se réunissent dans les sous-sols d’églises pour pratiquer les arts martiaux dans le but de défendre leur patrie et leur religion…et qui sont très fidèles à Poutine en qui ils voient un guide et un libérateur.

 

Ici au Québec, quand la religion a cessé de dominer nos vies, elle a été remplacée par d’autres projets qui se voulaient rassembleurs comme la construction d’une nouvelle société avec la Révolution tranquille, le mouvement souverainiste, et la promotion et la défense de notre langue. En cette période de néolibéralisme où le rôle et la marge de manoeuvre de nos gouvernements ont beaucoup diminué au profit des entreprises, ces projets ne soulèvent plus le même intérêt et le même enthousiasme.

 

Pour ma part, comme je l’ai déjà indiqué, j’estime que cette dimension collective de ce que nous sommes est importante. Ma mère est décédée il y a quelques jours. Sur la carte avec sa photo que ma sœur et moi avons choisie pour distribuer aux membres de la famille qui vont assister à la cérémonie, il est écrit ceci : « Le mystère de nos vies est entre les mains de Dieu. » Cette phrase nous lie à tous ceux et celles qui nous ont précédés, et créera un lien avec ceux et celles qui nous suivront.  



12/03/2021
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