Les rêveries du retraité solitaire

J’ai un ami qui a été pendant plusieurs années gérant d’un hôtel de Montréal. Le propriétaire était un immigrant arrivé au pays sans le sou un peu après la Deuxième Guerre mondiale, et qui avait connu la pauvreté, la misère et l'insécurité dans son enfance. Il a travaillé dur dans une usine pendant quelques années. Il a économisé assez d’argent pour acheter une maison qu’il a restaurée et revendue. Avec le profit de la vente, il a acheté une propriété avec plusieurs logements. Après quelques années, il a acheté un autre édifice, et il est finalement devenu propriétaire d’un hôtel pas trop grand ni trop petit au centre-ville de Montréal.

Mon ami est lui-aussi un immigrant. Il est arrivé de Roumanie après la fin du régime Ceausescu. Comme son patron, il a acheté des édifices à logements et est devenu financièrement très à l’aise. Je ne sais pas comment les deux se sont rencontrés et jusqu’à quel point ils sont devenus des amis. Ils avaient des choses en commun, et je suis sûr que le plus jeune a profité des conseils et de l’expérience du plus vieux pour ses transactions immobilières.

Selon mon ami qui l’a bien connu, le propriétaire de l’hôtel a toujours eu peur de manquer d’argent et il voulait toujours en avoir plus. S’enrichir était devenu pour lui une obsession. Je ne sais pas s’il avait de la famille et des amis, mais le jour où il est mort dans un hôpital de Montréal, c’est mon ami qui était à son chevet.  Un peu avant la fin des heures de visite, il a fait signe à mon ami de se rapprocher de lui parce qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Mon ami croyait qu’il voulait lui parler de leur amitié. D’une voix haletante, avec le peu de souffle qu'il lui restait, il lui a dit : « Est-ce …que…toutes…les chambres…sont…louées ? » Ce sont là les dernières  paroles qu’il a prononcées. Quand mon ami l’a rassuré en lui disant que toutes les chambres étaient louées, il a souri. Il s’est endormi quelques minutes plus tard pour ne plus jamais se réveiller.

Je me souviens que mon ami m’a raconté ça il y a quelques années quand nous faisions du kayak ensemble à notre chalet. Nous nous étions arrêtés sur la berge pour attendre nos conjointes. Il a conclu son histoire en me disant qu’il ne voulait pas faire la même erreur que son patron, et qu’il ne voulait pas que son ambition tourne à l'obsession. J’ai perdu de vue cet ami parce que sa conjointe était une bonne amie de Maria et qu’ils ne sont plus ensemble aujourd’hui, mais nous sommes restés en contact sur Facebook. En 2019, un peu avant la pandémie, il était en Thaïlande et il semblait bien profiter de la vie.

Cette histoire m’a amené à réfléchir à deux choses. La première est qu’il est très difficile de se mettre dans la peau de quelqu’un qui a vécu son enfance dans un pays ravagé par la guerre ou dans la Roumanie de Ceausescu. Le besoin de sécurité et du strict nécessaire qui leur a tant manqué peut facilement devenir une obsession pour ces personnes. La deuxième est qu’on ne sait vraiment pas ce qu’on dirait si on était sur le point de mourir. Si je savais que j’allais mourir et que ce que je m’apprêtais à dire allait être mes dernières paroles, je dirais quelque chose dans le genre : « Je remercie toutes les personnes qui m’ont aimé, et je demande pardon à toutes celles que j’ai blessées consciemment ou inconsciemment.» Mais étant donné qu’on ne sait pas toujours que ce qu’on va dire sera la dernière chose qu’on va dire, on peut tout bonnement dire quelque chose de très banal qui occupe nos pensées à ce moment-là. Si je mourais sans savoir que les paroles que j’allais prononcer seraient les dernières, je dirais peut-être quelque chose comme : « Je me demande s'il reste encore assez de neige pour faire du ski de fond dans le Parc de la Gatineau. »

Quand le propriétaire a demandé à mon ami si toutes les chambres de son hôtel étaient louées, est-ce qu'il savait que c'étaient les dernières paroles qu'il allait prononcer ? Était-ce vraiment ce qui était le plus important pour lui ou tout simplement quelque chose qu'il avait en tête à ce moment-là ? Nul ne le sait.