Chandler
Je suis né à Chandler, une ville fondée en 1916 par trois industriels américains de Philadelphie venus en Gaspésie pour trouver un endroit où construire une usine de papier. L’un de ces industriels s’appelait Percy Milton Chandler. Chandler a été jusqu’à la fermeture de la papeterie au début des années 2000 une ville de compagnie typique comme des dizaines d’autres qui s’égrenaient comme un chapelet d’un bout à l’autre de la province de Québec.
Mon grand-père maternel, mon père, presque tous mes oncles et une de mes tantes travaillaient pour la compagnie. Plusieurs maisons ont été construites par la compagnie. L’hôpital a été aménagé dans un édifice à logement pour les employés qui appartenait à la compagnie. Un autre édifice à logement est devenu l’école, la chapelle et le presbytère. La compagnie a financé la construction d’un terrain de golf, d’un club de curling et de l’aréna municipal. Il y avait des bourses pour les étudiants et même des subventions pour les artistes. La compagnie contribuait financièrement à l’organisation de tournois de hockey et autres activités de ce genre. C’était l’époque où les compagnies considéraient qu’elles avaient une responsabilité sociale.
Le travail n’était pas facile. La plupart des ouvriers travaillaient sur ce qu’on appelait les shift : une semaine de jour (de 8 h à 16 h), une semaine de soirée (de 16 h à minuit), une semaine de nuit (de minuit à 8 h)[1]. Les jours de congés étaient souvent au beau milieu de la semaine. Les gens se comptaient malgré tout chanceux d’avoir un emploi qui leur permettait de vivre décemment. Les Canadiens français avaient vus, au début du siècle, des milliers d’entre eux s’exiler dans les usines de la Nouvelle Angleterre parce qu’une fois la ferme familiale léguée au fils aînée, il n’y avait plus pour les autre que le chômage et la misère. Les Canadiens d’origine Irlandaise, nombreux en Gaspésie, portaient en eux la mémoire collective de la famine qui avait ravagé le pays de leurs ancêtres en 1847.
La compagnie a changé plusieurs fois de propriétaires, mais les choses restaient sensiblement les mêmes pour Chandler et ses habitants qui jouissaient d’un niveau de vie qui faisait l’envie des petits villages des alentours qui n’avaient pas la chance d’avoir une papeterie. Les gens magasinaient, achetaient des voitures, voyageaient. Mes oncles et ma tante allaient régulièrement en Floride dans les années 1950. Un de mes oncles est même allé en vacances à Cuba en 1958, un an avant la Révolution.
Parlant de révolution, lorsque la Révolution tranquille est arrivée au Québec en 1960, les compagnies étaient au cœur de l’activité économique de la province. Grâce aux impôts sur les salaires versés à leurs employés, grâce aussi aux taxes municipales et aux impôts sur leurs revenus qu’elles payaient aux divers paliers de gouvernement, ces compagnies ont contribué à la construction du Québec moderne. Sans cette création de richesse collective, ça aurait été très difficile de mettre sur pied les systèmes d’éducation et de santé que nous avons aujourd’hui. Il aurait fallu que le gouvernement subventionne le développement économique des régions. Seulement dans le secteur du papier, je peux citer de mémoire, sans faire de recherche sur Internet, une liste de villes dans lesquelles il y avait des papeteries qui faisaient tourner l’économie : Matane, Chandler, New-Richmond, Haute-Rive, Port Cartier, Baie-Comeau, Sept-Îles, Jonquière, Kénogami, Port Alfred, Alma, La Tuque, Grand-Mère, Shawinigan, Trois-Rivières, Lachute, Saint-Jérôme, Masson, Thurso, Gatineau, Pointe-Gatineau, Hull, Portage-du-Fort, Maniwaki, Lebel-sur-Quévillon.[2]
Vous allez me dire que ces compagnies étaient là uniquement pour leur profit, qu’elles avaient choisi de s’établir au Québec parce que les ressources naturelles étaient abondantes et bon marché. C’est vrai, mais ça ne veut pas dire que les compagnies étaient les seules à y trouver leur compte. En 1999, un journaliste américain du nom de Robert Wright a publié un livre qui s’intitule NONZERO : The Logic of Human Destiny. La théorie à la base de ce livre, qui va à l’encontre de la règle appelée somme zéro selon laquelle il y a toujours un perdant et un gagnant, est qu’il peut y avoir de part et d’autre des pertes qui se traduisent en gains pour les deux parties impliqués dans une transaction. L’auteur donne de nombreux exemples historiques où ce genre de coopération a contribué au développement et au progrès. Il donne aussi des exemples en biologie et dans le règne animal. Dans ce cas-ci, il y a d’un côté des compagnies qui, au lieu d’investir dans leur communauté et de créer des emplois chez eux, choisissent d’aller s’établir loin des marchés, dans des régions où les ressources naturelles et l’énergie coûtent moins cher.[3] De l’autre côté, il y a des régions où il n’aurait pas été rentable d’investir dans le secteur manufacturier à cause de l’éloignement des marchés, mais qui sont prêtes à vendre leurs ressources à bon prix en échange de bons emplois et de développement économique.
Aujourd’hui, avec la mondialisation, les choses ont beaucoup changé. La plupart des papeteries sont fermées. La demande pour le papier journal a diminué parce que les gens lisent moins les journaux. À une certaine époque la moitié des actions de la papeterie de Chandler appartenait au New-York Times. On fabrique encore beaucoup de papier d’emballage et de carton mais dans des pays où la main-d’œuvre coûte beaucoup moins cher et où les arbres repoussent deux fois plus vite qu’ici. Quelques-unes des papeteries québécoises ont été récupérées par des coopératives d’employés qui arrivent à tirer leur épingle du jeu. La compagnie Cascade en est un exemple.
Dans le contexte économique actuel, quand on veut convaincre une compagnie de venir s’installer sur son territoire, il faut lui donner beaucoup d’argent : des subventions, des crédits d’impôt, de l’énergie à bas prix avec pas trop de redevances pour les gouvernements. Je ne suis pas économiste mais je dis que ça doit être un véritable cauchemar de gérer le budget du Québec. Il y a d’une part les dépenses en santé qui augmentent sans cesse avec le vieillissement de la population, les traitements plus perfectionnés et les gens qui vivent de plus en plus longtemps. Il y a l’éducation. Il y les infrastructures qui vieillissent encore plus vite que la population. D’autre part, il y a ces moteurs économiques que constituaient les compagnies et qui ont disparu de la plupart des régions. Les gouvernements deviennent par la force des choses les principaux acteurs dans le développement économique de ces régions. Ils essaient tant bien que mal de régénérer l’économie en investissant dans des projets comme la cimenterie de Port Daniel mais ce n’est pas facile de mettre sur pied des entreprises, surtout dans des régions éloignées des grands marchés, qui seront concurrentielles et durables dans le contexte de la mondialisation.
Je suis retourné à Chandler il y a quelques années. La ville avait beaucoup changé. Il n’y avait plus comme dans les années 1960 tous ces gens qui marchaient sur la rue Principale, qui entraient et sortaient des magasins et qui jasaient devant le bureau de poste. Ça sentait le moulin (un mélange âcre d'acide et de bois qui vous prenait quelquefois à la gorge). À midi les cloches de l'église sonnaient et la sirène de l'usine sifflait un grand coup. Des voitures sortaient du stationnement. On se saluait en klaxonnant. On s'envoyait la main. Un peu plus tard, c'était le train qui annonçait son arrivée à la station. On allait attendre des parents ou des amis ou on allait tout simplement au train comme on allait au bateau quand les bateaux arrivaient au quai. En 2014, Il y avait encore des vestiges de l’usine sur l’immense terrain jadis occupé par la compagnie. Les efforts pour redonner une nouvelle vie à l’entreprise avaient échoué. Il y a eu des irrégularités dans la gestion des subventions qui ont donné lieu à des scandales dont on a parlé dans les médias. On a aussi parlé de construire une auberge. Le site serait magnifique.
Il y a malgré tout des jeunes qui décident d’aller ou de retourner vivre en Gaspésie. Ils apportent avec eux leur énergie et leur créativité. J’ai entendu il y a quelques mois une émission à la radio dans laquelle on parlait d’un projet en lien avec l’informatique et l’imagerie qui avait démarré en Gaspésie. La mondialisation peut aussi avoir des effets positifs. Pour ce type d’activités, la distance n’a pas d’importance. Il y a surtout dans ma ville natale des gens qui ont une histoire, des gens dont les ancêtres ont surmonté de nombreuses difficultés pour s’adapter à un environnement hostile mais d’une très grande beauté. J’ai confiance que ces gens trouveront une façon de survivre et de prospérer dans cette si belle région que j’ai quittée il y déjà plus d’un demi-siècle mais qui fait encore partie de mon identité profonde.
[1] On appelait ce quart de travail le graveyard shift.
[2] Quelques-unes de ces villes ont été soit fusionnées ou ont changé de nom.
[3] Pour ce qui est des papeteries, le choix du Québec était souvent motivé par le fait que les rivières coulent du nord vers le sud, ce qui facilitait le transport du bois des forêts vers les usines.
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