Jargon et confusion
J’ai été professeur de français langue seconde pendant quarante ans. Mes étudiants étaient surtout des employés du gouvernement fédéral. Je me suis rendu compte en enseignant que certaines particularités de la langue familière que nous parlons entre nous peuvent créer de la confusion pour quelqu’un qui apprend le français. J’ai imaginé deux situations pour illustrer ceci.
Scène 1
Cindy vient de retourner au travail après une immersion de six mois en français langue seconde. Elle reçoit un appel.
-Le ministère du Bonheur, bonjour ! Good morning!
-C’est Ginette Bélanger des Ressources humaines. Francine Patry est-tu là ?
-Ce n’est pas Francine Patry, c’est Cindy Johnson.
-Oui, je l’sais, Cindy, j’sais que c’est toé, mais Francine, elle, est-tu là ? Je peux-tu i parler ?
-Just to make sure I understood, Ginette: You want to know if Francine is here, and you’re asking me if you can talk to her.
-Oui, c’est ça, Cindy, that’s it!
-Francine n’est pas ici pour le moment mais je peux lui dire de vous…de te rappeler après sa pause-café.
-Merci Cindy !
-Je vous…je t’en prie, Ginette.
Ginette raccroche le téléphone et se tourne vers Gilles qui a son poste de travail juste à côté du sien.
-J’viens d’parler à Cindy Johnson. A vient d’finir son immersion en français. J’i ai d’mandé si Francine Patry était là pis a l’a rien compris.
-Incroyable ! Après six mois en immersion…
-A l’a pas dû avoir des trop bons professeurs.
-Ouais !
Scène 2
Marie-Maude entre dans la salle de classe de Jean-Raymond d’où les étudiants viennent de sortir après leur cours de français. Il ne reste que Duncan qui est en train de mettre de l’ordre dans ses affaires. Marie-Maude s’adresse à son collègue comme elle le fait normalement.
-Julie pis Véronique sont-tu déjà parties au restaurant ?
-Oui, i m’ont dit qu’i voulaient partir un peu avant midi pour réserver une table pour nous autres. Le restaurant prend pas d’réservation au téléphone.
Duncan fait semblant de relire ses notes, mais il écoute attentivement la conversation qui se poursuit entre les deux professeurs de français pour vérifier s’il peut comprendre.
-On peut-tu apporter une bouteille de vin au restaurant, Jean-Raymond ? C’est vendredi pis j’ai pas d’cours le vendredi après-midi.
-Ben oui, Marie-Maude, tu peux apporter une bouteille de vin. Mais moi, j’boirai pas. J’ai un cours d’une heure et demie à trois heures.
-Pas d’problème ! J’vas la boire avec Julie pis Véro. Es-tu prêt ?
-Oui ! T’as-tu ta bouteille de vin ?
-Oui, a l’est dans ma sacoche. Allons-y !
Duncan resté seul dans la salle de classe se demande s’il a bien entendu. Voici ce se passe dans sa tête :
“What the hell is going on here? First, Marie-Maude used i to talk about two women: Julie and Véronique. She should have used elles. That i sounds more like il than elle. And she didn’t even say Julie et Véronique. She said something that sounds more like pis: Julie pis Véronique. What the hell is that? And then she said tu when she was obviously talking about the other two: Julie pis Véronique sont tu déjà parties? And she referred to the bottle of wine as a. It should have been elle since she was talking about a feminine object. What the hell is that? It doesn’t make sense to me at all. Are my ears playing tricks on me or what?”
“And I remember that Jean-Raymond told us not to use une sacoche for a purse. He said that we should use un sac à main instead. What the hell is that? All my francophone colleagues call it une sacoche. And I didn’t hear ne in any of the negative sentences. I have to ask Jean-Raymond about all that next week.”
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Dans ces deux courts dialogues, la confusion vient du fait que nous, les Québécois, avons continué à utiliser dans la langue familière que nous parlons tous les jours des éléments des dialectes que parlaient nos ancêtres. Il y a quelques années, je suis tombé par hasard sur une grammaire du picard en ligne, un dialecte parlé par plusieurs de nos ancêtres. J’ai constaté que les pronoms sujets sont les mêmes que ceux que nous utilisons au Québec (le i pour le il, le a pour le elle et le i pour ils ou elles). Il y a aussi le tu que nous utilisons à la place de est-ce que pour indiquer que la phrase est interrogative, mais je ne sais pas si cette particularité nous vient du dialecte picard ou du vieux français en général.
Est-ce que nous pourrions conclure de cela que la langue que nous parlons est un dialecte ? Je ne crois pas. Pas plus que nous pourrions affirmer comme je l'ai déjà entendu que notre langue serait comme un genre de créole nordique. Par contre, étant donné que ce que nous avons conservé d'un des dialectes de nos ancêtres est constitué d'éléments aussi fondamentaux que les pronoms sujets et la façon de formuler une question, notre façon de paler peut apparaître, au premier abord, comme un dialecte. Pourtant, si l'on écoute un peu plus longtemps, on se rend compte qu'à peu près tout le reste de ce qui constutie la grammaire et la strucrure de notre langue n'est pas vraiment différent du français international. En ce qui a trait à la qualité et l'intégrité de la langue, les accents, les mots et les expressions, on s'en fout. C'est comme l'épiderme : la couleur et la texture de la peau varient quelque peu selon les régions et le climat mais ça ne constitue pas l'essentiel de la langue.
Moi, je me dis que si les Français, à l'époque où Jules Ferry était ministre de l'Instruction publique, ont réussi à s'entendre pour mettre au rancart ou en veilleuse les nombreux dialectes parlés en France à cette époque et adopter une langue commune (celle parlée dans la région parisienne), et si les Israéliens on réussi le tour de force de faire renaître de ses cendres une langue qui était considérée comme morte depuis deux mille ans pour en faire leur langue nationale, nous, les Québécois, nous pourrions nous mobiliser en tant que collectivité, et nous dire qu'il serait peut-être temps de moderniser un peu notre langue en remplaçant le i et le a du vieux dialecte picard et en n'utilisant le tu que comme pronom sujet, pas pour indiquer la forme interrogative. Quelques-uns vont parler de colonialisme. Pour moi, c'est de la foutaise. Si pour préserver et affirmer notre identité nous avons besoin de préserver ces vestiges d'un dalecte parlé par nos ancêtre au 17e dans la langue que nous parlons au 21e siècle, elle ne tient pas à grand-chose, notre identité.
Tout ceci pour dire que ce n'est pas toujours évident d'apprendre et d'enseigner le français dans un tel contexte.
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