4-Les anglicismes ici et en France
Il y a quelques mois, à l’émission Toute une histoire sur TV5, il y avait parmi les invités un jeune entrepreneur français à qui l’animatrice a demandé de parler un peu de ses activités professionnelles. Dans deux ou trois phrases, il a utilisé une bonne demi-douzaine de mots anglais. L’animatrice l’a gentiment interrompu pour lui demander s’il ne pouvait pas dire la même chose en français. Il lui a répondu qu’il n’avait pas le choix d’utiliser ces mots s’il voulait être compris par les Coréens et les Japonais. Il était à Paris sur un plateau de télévision devant un auditoire francophone.
Pour nous Québécois, qui mettons tant d’efforts à éliminer les anglicismes de notre langue, c’est frustrant de voir avec quelle désinvolture les Français inondent leur langue et l’affichage dans leurs grandes villes de mots anglais. La première fois que je suis allé à Montréal au début des années 1960, l’affichage au centre-ville était presque exclusivement en anglais. Personne n’aurait pu dire que Montréal, qui était considéré è l’époque comme la deuxième plus grande ville francophone du monde, était majoritairement habitée par des gens qui parlaient français. Il a fallu la loi 101 et beaucoup de combats qui continuent encore aujourd’hui pour donner à notre métropole le visage francophone qu’elle a aujourd’hui. Ici en Amérique du Nord, pour chaque personne qui parle français, il y a en a environ 55 qui parlent anglais. Ça explique un peu, je crois, la phobie que nous avons des anglicismes, et notre désarroi de voir les Français ajouter aussi allègrement de mots anglais dans leur langue.
En fait, la capacité d’une langue à absorber des mots d’une autre langue sans pour autant perdre son génie est immense. Je me souviens qu’un professeur d’anglais originaire de la Nouvelle-Écosse à qui j’ai enseigné le français à Baie-Comeau à la fin des années 1970 m’a un jour demandé si je savais pourquoi l’anglais avait souvent un mot pour désigner un animal vivant dans un pâturage ou une ferme et un autre mot pour désigner le même animal cuit et servi dans une assiette. Il m’a donné l’exemple des mots « pig » et « pork ». Quand je lui ai répondu que je ne le savais pas, il m’a expliqué que le français avait été la langue officielle de la noblesse et de l’administration civile et religieuse en Angleterre pendant près de trois cents ans. À cette époque, les paysans utilisaient le mot anglais pour désigner l’animal qu’ils élevaient et vendaient ensuite au marché alors que les nobles utilisaient le mot français pour désigner le même animal apprêté et servi dans leur assiette. Pendant cette période qui a suivi la conquête de l’Angleterre par les Normands en 1066, 60% des mots qui sont encore utilisés aujourd’hui sont passés du français à l’anglais. Il n’y a donc pas lieu de paniquer si quelques centaines de mots anglais sont introduits dans la langue française. Ces transferts lexicaux ont toujours existé. Je vois le vocabulaire comme l’épiderme de la langue alors que sa grammaire et sa syntaxe constituent sa musculature et son ossature.
Au Canada français, nous entendons beaucoup plus d’anglicismes liés à l’utilisation de la grammaire, des structures et de la syntaxe. À mon avis, ces anglicismes sont beaucoup plus pernicieux parce qu’ils affectent l’intégrité de la langue. Dans une émission de télé il y a quelque temps, quelqu'un faisait remarquer que les Québécois utilisent très souvent, et de façon très spontanée, l'anglais pour exprimer leurs émotions. Le mot shit ou l'expression My God ! nous viennent plus naturellement à l'esprit que merde ou Mon Dieu ! sans parler du mot fuck et de ses dérivés que les Québécois utilisent sans avoir l'air de se rendre compte qu'en anglais ce mot appartient bien plus à la langue vulgaire que familière.
Étant donné le nombre disproportionné d'anglophones par rapport aux francophones ici en Amérique du Nord, il serait utopique de penser qu'on pourrait parler français sans jamais utiliser d’anglicismes. Ce serait une job (les Français diraient un job) à plein temps d’identifier et d’éliminer tout ce qui vient de l’anglais de notre langue. On n’aurait plus le temps de faire autre chose.
Pour revenir au gars dont j'ai parlé au début de cet article, je me dis qu'il serait une bonne source d'inspiration pour un écrivain ou un cinéaste qui utiliserait l'humour et le sarcasme pour ridiculiser ce genre d'excès, de la même façon que Molière l’a fait avec Les précieuses ridicules et Le bourgeois gentilhomme au XVIIIe siècle.
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