Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

À la recherche du temps perdu

Pour Proust, ç’a commencé avec la senteur des petites madeleines; pour moi, ç'a été l’odeur de la boîte à lunch de mon père qui m’a fait partir à la recherche du temps perdu.

 

Il y a environ un mois, je suis allé faire du ski de fond sur le sentier récréatif qui longe la rivière des Outaouais. Je suis parti pas loin de chez Justin et de l’ambassade de France, et j’ai skié en direction est, vers Orléans. Arrivé en face de Gatineau, il m’est venu une odeur d’enfance de la papetière Résolu de l’autre côté de la rivière. Ce n’était pas exactement la même odeur que celle de la cartonnerie de Thurso où travaillait mon père, et où nous vivions au début des années 1960, mais ça y ressemblait étrangement…assez pour me faire plonger dans mes souvenirs.

 

La boîte à lunch de mon père était en aluminium, et elle avait l’air d’être tressée comme si elle était en osier. Elle ressemblait un peu à ça :

 

 

lunch (300x225).jpg

 

 

Quand mon père arrivait de travailler, il déposait sa boîte à lunch sur le comptoir de la cuisine. Elle sentait le moulin. Moulin est le mot que nous utilisions, et que tout le monde utilisait pour désigner la cartonnerie où mon père travaillait ainsi que tous les endroits où l’on fabriquait du papier journal ou du carton un peu partout au Québec à cette époque. Moulin, c’est la traduction littérale du mot anglais mill, et c’est aussi le nom de famille de ma grand-mère paternelle. Il n’y avait pas que la boîte à lunch de mon père qui sentait le moulin, il y avait aussi ses vêtements.

 

Même si on ne l’avait pas entendu arriver parce qu’on était occupé à regarder la télé, on pouvait sentir que mon père était là à cause de l’odeur. Le moulin, ça sentait un peu les œufs pourris. Mais ça, c’était seulement quand il travaillait de jour. Mon père ne travaillait de jour qu’une semaine sur trois. Les deux autres semaines, il travaillait soit de soirée ou de nuit. On appelait ça travailler sur les shift. On arrivait de l’école vers quatre heures et on regardait Bobino à la télé. La musique nous indiquait que l’émission allait commencer :

 

https://www.youtube.com/watch?v=WJryByleLYs

 

Dans ce temps-là, les familles étaient rouges ou bleues de père en fils. On votait soit libéral à Québec et à Ottawa, ou Union Nationale à Québec et conservateur à Ottawa. On était aussi fidèles à la même marque de voitures. Il y avait des familles GM, des familles Ford et quelques familles Chrysler. C’était la même chose pour la bière que les hommes buvaient. Chez nous, c’était de la O’keeffe. « O’keeffe fait bon s’la couler douce ! » Vous vous souvenez de la publicité ?

 

En 1960, on avait une Pontiac Laurentian. Ma mère aurait aimé qu’on achète une station wagon parce que ça aurait été plus pratique pour voyager, mais mon père lui a dit : « Mais voyons donc, Georgette, peux-tu nous imaginer aller à un mariage ou à des funérailles en station-wagon ? » Voici de quoi avait l’air une Pontiac Laurentian 1960 :

 

 

Laurentian (300x225).jpg
 

 

Je ne vous raconterai pas douze volumes de souvenirs comme Proust l’a fait dans À la recherche du temps perdu. Je voulais seulement évoquer avec vous quelques souvenirs d’une époque où on vivait heureux, en famille, dans une petite ville où il y avait une cartonnerie qu’on appelait un moulin où ça sentait les œufs pourris. C’est là que nous avons vécu pendant quelques années avant de déménager dans une ville avec une odeur différente. C’est là que j’ai joué au hockey avec Guy Lafleur en troisième et en quatrième annnée, que mes sœurs ont commencé l’école primaire, qu’on regardait Bobino et La Boîte à surprises à la télé en revenant de l’école, et qu’on fêtait Noël avec nos cousins Yvon et Marcel. C’est là qu'est né mon frère Claude. C’est un modèle 1960, comme notre Pontiac Laurentian.

 

Je revois ma mère, qui est décédée il y quelques semaines à l’âge de 93 ans, quand elle avait trente ans. Je revois mon père, qui avait trente-trois ans, quand il revenait de travailler dans sa Pontiac Laurentian avec sa boîte à lunch qui sentait le moulin.

 

Pour revenir à Proust et ses petites madeleines, je dois dire qu’on n’avait aucune idée de ce que pouvait avoir l’air et encore moins sentir une petite madeleine mais on avait des Jos Louis.

 

 

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Ça fait très longtemps que je n’ai pas mangé un Jos Louis. Ce soir, après avoir fini d'écrire ce texte, j'ai le goût d’en manger un, et de boire un grand verre de lait pour célébrer le temps perdu que je viens de rertrouver.



30/03/2021
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