L'amour infini me montera dans l'âme
Sensation
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
Pour écouter la version chantée de ce poème de Rimbaud interprété par Robert Charlebois dans YouTube :
https://www.youtube.com/watch?v=YXiqOCrwyis
Rimbaud a écrit ce poème en mars 1870 alors qu'il n'avait que seize ou dix-sept ans. J’ai beaucoup écouté la version chantée par Robert Charlebois quand j’étais étudiant au début des années 1970. Je l’ai tellement écoutée que mon disque était usé. On peut maintenant la retrouver facilement dans YouTube. Dans cet article, j’aimerais m’attarder un peu sur le vers « Mais l’amour infini me montera dans l’âme » pour essayer de voir à quoi ça correspond, en général, et plus particulièrement, dans mon expérience personnelle.
Pour moi, ce vers décrit une expérience sensorielle très intense qu’on peut qualifier de différentes façons selon l’univers culturel ou religieux dans lequel on vit. Certains parleront de « moment de plénitude »; d’autres diront que c’est un moment de communion profonde avec la nature et l’univers. Cette expérience est aussi associée à une expérience religieuse, à une révélation intime de l'existence et de l’amour de Dieu. Rimbaud ne parle pas de Dieu, mais un peu plus loin dans le poème, il écrit le mot « nature » avec une majuscule, comme pour lui conférer une dimension absolue.
Dans une entrevue réalisée quelque temps avant sa mort, Leonard Cohen nous confie qu’il a quelquefois fait l’expérience, qu’il qualifie de bénédiction, d’une autre présence dans sa vie. » Il a ajouté qu’il ne pouvait pas élaborer une quelconque structure spirituelle autour de cela.[1] Ce qu'il a dit correspond assez bien à mon expérience personnelle. J’ai déjà aussi vécu une expérience similaire à ce que décrivent Rimbaud et Cohen. Je me suis senti envahi par un amour infini que j’ai associé à une présence. Ces « expériences » ont pour moi coïncidé avec ce que j’appelle ma période religieuse. J’ai donc naturellement fait le lien entre les deux, et j’en ai conclu que ce qui m’était arrivé était comme la conséquence logique de mon engagement. J’avais fait le bon choix. J’avais choisi la bonne voie. J’étais récompensé.
Il y avait malgré tout quelque chose qui me chicotait. Je me demandais si cette bénédiction était réservée à une seule culture et à une seule tradition religieuse. Avec les années, après avoir longuement observé les humains, les religieux et les autres, j’en suis venu, comme Leonard Cohen, à la conclusion qu’une telle expérience n’était pas liée à une quelconque structure religieuse. C’est pour moi sans contredit une expérience spirituelle, et je ne nie pas que la conversion à une religion en particulier puisse en constituer l’élément déclencheur, mais ça pourrait être autre chose comme l’émerveillement devant la nature ou la naissance d’un enfant.
Serait-il possible de reproduire la configuration du cerveau au moment d’une telle expérience pour fabriquer une pilule qui procurerait la même sensation de façon artificielle ? Est-ce que cette drogue existe déjà ? Je sais quil y a une drogue appelée ecstasy qui est censée produire une sensation de bien-être profond et d’amour universel qu'on a envie de partager avec tout le monde. Je ne sais pas s’il y a des similitudes entre les deux états. Je ne peux pas comparer. Je n’ai jamais pris d’ecstasy.
Pour moi, il reste que ce qui fait la valeur d’une telle expérience est sa rareté. Si cette sensation était disponible sur commande, ça deviendrait une drogue comme les autres : la cocaïne, l’héroïne, les jeux de hasard, l'alcool, le pouvoir et le sexe. On en ferait le trafic et on commettrait des crimes pour s’en procurer. Je préfère continuer à croire que ce que j’ai vécu est une grâce. Étant donné que c’est arrivé au début de ma vie adulte, je vois ça comme la lumière d’un phare éclairant la route d’un navire au moment où il s’apprête à traverser l’océan. Je souhaite qu’un autre phare soit là pour m’accueillir quand j’atteindrai l’autre rive pour m'indiquer que j'ai bien accompli la traversée. Je pourrai alors dire comme Leonard Cohen à la fin de sa dernière entrevue : « Spiritual things have fallen into place, for which I am deeply grateful. »
[1] Il a dit ceci: “Occasionally, I’ve felt the grace of another presence in my life, but I can’t develop any kind of spiritual structure on that.”
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