De décennie en décennie
Le retraité solitaire que je suis aura bientôt 70 ans. Quand je jette un coup d’œil en arrière sur ce qu’a été ma vie, je me pose la question suivante : Est-ce que le gars que je suis devenu arriverait à s’entendre avec le gars que j’étais dans la vingtaine, la trentaine, la quarantaine, la cinquantaine et la soixantaine ? C’est la question à laquelle je vais tenter de répondre dans ce texte.
Le gars au début de la vingtaine se dirait après avoir parlé avec moi pendant une vingtaine de minutes que si le vieil abruti à qui il parle se donnait la peine de l’écouter plus attentivement, il aurait les réponses à toutes les questions qu’il s’est toujours posées et même à celles qu’il ne s’est jamais posées. Et moi, je me dirais que si le jeune freluquet qui croit tout connaître se fermait la gueule et me laissait la chance de parler, j’aurais peut-être la chance de lui dire que tout n’est pas si simple et que la réalité allait bientôt le rattraper. Ses propos m’agaceraient au plus haut point mais j’aurais malgré tout de de la sympathie et même de l’affection pour lui. J’envierais sa jeunesse, ses illusions, son assurance, sa confiance et son euphorie.
Le gars à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine me raconterait son séjour en Louisiane et ses voyages à vélo en Europe. Il me parlerait avec enthousiasme du jazz de la Nouvelle-Orléans, de la musique cajun et de celle, complètement différente, qu’il a entendue en Irlande. Il me parlerait aussi de ses désenchantements et de la perte de certaines de ses illusions. Il me dirait la difficulté qu’il a eu d’essayer de comprendre comment des chrétiens qui espèrent passer l’éternité avec Dieu et tous les autres qui partagent la même espérance et la même foi ne peuvent pas se réunir dans les mêmes églises simplement parce que la couleur de leur peau est différente. Il me dirait sa colère et son chagrin quand il a su que les militaires de Pinochet, ceux qui torturaient et assassinaient les étudiants, les syndicalistes et les prêtres qui croyaient en la théologie de la libération, constituaient la plus grande partie des membres de la plus grande église évangélique du Chili. Il me parlerait de l’échec de son premier mariage et de sa dépendance à l’alcool. Je l’écouterais attentivement, sans l’interrompre, car j’aurais de la compassion et de la pitié pour lui en le voyant désespérément s’accrocher aux débris d’un bateau en train de couler.
Le gars dans la quarantaine me parlerait de ski de fond : de techniques, d’entraînement, d’équipement et de compétition. Il me parlerait de randonnées pédestres en montagne et de l’Isle-aux-Coudres. Il me parlerait aussi de danse : de salsa, de merengue, de rumba et de la différence entre le East coast et le West coast swing. Il me taperait un peu sur les nerfs mais je l’écouterais d’une oreille amusée. Mais quand il s’arrêterait de me parler du décor de sa vie pour me parler de l’essentiel, c’est là que je me rendrais compte qu’il est un peu à la dérive…comme un bloc de glace emporté dans les eaux de la rivière au début du printemps.
Le gars dans la cinquantaine serait comme un bateau à la dérive qui a finalement trouvé un endroit paisible pour venir s’ancrer. Il me parlerait de la femme avec qui il vit, de la petite fête organisée dans sa nouvelle maison par les membres de sa famille pour fêter ses 50 ans, de l’emploi qu’il a perdu et de l’autre qu’il a trouvé, des dialogues qu’il a écrits pour ses étudiants qui sont devenus des outils d’apprentissage pour les employés de la Fonction publique qui apprennent le français. Il me parlerait de ses dix ans de sobriété et du chalet où il va faire du kayak. Il me parlerait très peu de l’essentiel mais je sentirais qu’il a retrouvé une certaine stabilité et qu’il est beaucoup plus en harmonie avec ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de lui. Et moi, je l’écouterais d’une oreille attendrie en me disant que c’étaient là de bien belles années.
Le gars dans la soixantaine a vécu des deuils et il a pris sa retraite. Si je le rencontrais au début de la soixantaine, il me parlerait de son travail et de ses voyages, de la croisière aux Îles-de-la-Madeleine avec Maria, sa sœur Louise et son beau-frère Pierre, du Mexique, de la Corse, de la musique et des cigares cubains. Si je le rencontrais dans la dernière partie de la soixantaine, le gars n’aurait pas grand-chose à me dire parce que je sais très bien ce qu’il vit et comment il pense. Au lieu de parler, il préfère écrire parce qu’à force de ne pas beaucoup parler, il est devenu beaucoup à l’aise de s’exprimer par écrit qu'à l'oral. Il sait qu'il y a six personnes qui lisent régulièrement ce qu'il publie dans son blogue : trois membres de sa famille et trois ami(e)s. Il leur parle de ce qu'il a vécu, de ce qu'il pense et de comment il se sent par rapport à tout ce qui se passe dans sa vie et dans le monde. C'est devenu sa façon de rester en contact et de communiquer. Et en écrivant, il découvre de nouvelles choses et il apprend à regarder les vieilles choses d'une nouvelle façon.
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