Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Nous rions, nous trinquons

Nous rions, nous trinquons. En nous défilent les blessés,
Les meurtris ; nous leur devons mémoire et vie. Car vivre,
C’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or
Sur une mer de ténèbres, c’est savoir dire merci.

 

 

Ce quatrain est de François Cheng, un poète français d’origine chinoise. Pour moi, il résume bien la condition humaine.

 

Grâce aux découvertes de la science, nous savons que l’univers dans lequel nous vivons a commencé il y a un 13, 7 milliards d’années. Nous savons aussi qu’aux confins de l’univers, de nouvelles planètes et de nouvelles étoiles apparaissent tous les jours alors que d’autres disparaissent après avoir existé pendant quelques milliards d’année. Ce que nous ne savons pas, c’est comment et pourquoi tout cela a commencé. Nous ne savons pas non plus si, au regard de cette immensité, pour nous, les êtres humains qui sont apparus sur une de ces innombrables planètes et dont l’existence dépasse très rarement une centaine d’années, tout cela a un sens. Les prophètes, les sages, les philosophes et les poètes ont tenté, à tâtons, comme des aveugles qui palpent les murs d’une caverne obscure, de nous apporter des explications. Plusieurs ont vu filtrer dans les ténèbres un rai de lumière qu’ils ont partagé avec nous.

 

Cheng a écrit dans son poème « En nous défilent les blessés, les meurtris. » Pour moi, ces sept mots ont un sens très profond. Nous portons tous en notre mémoire collective et personnelle d'innombrables blessures. Il y a tout ce que nous avons appris de l’histoire : les camps de la mort, les massacres et les exterminations au Cambodge et au Rwanda, les guerres de religion, l’esclavage, etc. Il y a aussi ce que nous appelons les faits divers : des enfants victimes d’abus physiques et psychologiques qui, une fois devenus adultes, reproduisent sur d’autres les sévices qu’ils ont subis au cours de leur enfance, des personnes ordinaires et sans histoire comme nous qui sont disparues, torturées et assassinées par des criminels ou des détraqués, des enfants qui naissent aveugles, sans bras ou sans jambes, etc.

 

Et, à un niveau plus personnel, nous portons tous dans nos mémoires, et nous vivons tous dans notre vie de tous les jours, dans nos corps et nos esprits, avec des blessures qui ne guériront jamais : des infirmités, des maladies physiques ou mentales, des trahisons, des deuils, des blocages, des déceptions, des dépendances, des injustices, des regrets, des remords, etc.

 

Et le poète poursuit en écrivant au sujet de ces blessés et de ces meurtris qui défilent ne nous « Nous leur devons mémoire et vie. » Je crois que ce qu’il a voulu dire par là, c’est que nous ne devrions pas ignorer ces réalités en nous imaginant que le fait de les ignorer et de tenter de les oublier nous rendra plus libres et plus heureux. Les souffrances et les angoisses de l’enfant que nous avons été et des adultes que nous  sommes devenus, de même que les souffrances de l’ensemble de l’humanité, nous ne devrions pas chercher à les faire disparaître de nos mémoires. Nous leur devons mémoire et vie. 

 

Et pourtant, malgré tout cela, le poète a débuté son poème avec cette courte phrase « Nous rions, nous trinquons. » Et si nous rions et nous trinquons, ce n’est pas parce que nous avons perdu la mémoire ou que nous sommes devenus insensibles à la souffrance du monde. Nous rions et trinquons parce que nous savons que « vivre, c’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or sur une mer de ténèbres, c’est savoir dire merci. » Cette conclusion à laquelle en arrive le poète, je crois qu’elle trouve un écho en chacun de nous. Nous avons tous vécu de ces moments de plénitude où l’instant présent semblait se confondre avec l’éternité. Nous avons vu se coucher le soleil, nous avons entendu le chant d’un oiseau, senti le parfum d’une fleur, et nous avons senti comme Rimbaud, dans de courts et précieux moments, un amour infini nous monter dans l’âme.

 

Je me souviens d’un soir d’été, il y a très longtemps, dans une tente près du lac Philippe, avec deux de mes sœurs et leurs maris, nous avons ri, trinqué et chanté jusqu’à très tard dans la nuit sans savoir que quelques années plus tard, un de mes beaux-frères ne serait plus là, qu’il allait mourir dans un accident de voiture en laissant derrière lui sa fille de 15 mois et ma sœur enceinte de son fils qu’il n’allait jamais connaître.

 

Cette mer de ténèbres, elle est toujours là, et elle sera toujours là. Et pourtant, nous continuons à vivre. Nous passons du temps avec nos amis et avec les membres de nos familles à rire et à trinquer, nous sommes émerveillés par les beautés de la nature, nous sommes émus par de la musique ou par les paroles d’une chanson, nous créons, nous bâtissons et nous nous investissons corps et âme dans des projets…tout en sachant très bien que nous allons mourir et que tout cela va disparaître.

 

Il y a dans ce court poème beaucoup de profondeur et de vérité. Freud, celui qui a été le premier à explorer le subconscient d'un point de vue médical et scientifique, et qui a donné naissance à la psychanalyse a écrit : « Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi. »

 

 

C’est grâce à ma sœur Louise que j’ai découvert François Cheng. François Cheng est né en Chine en 1929. Il a émigré en France à l’âge de vingt ans. Il n’est pas seulement un poète. Il est également écrivain, historien et calligraphe chinois. Le titre de son dernier livre est « De l’âme. »

 

 

 



26/11/2023
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