Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

Le voyage d'Egbert

Je devais avoir une dizaine d’années quand j’ai entendu pour la première fois cette histoire. Il y avait en Gaspésie, du côté irlandais de la famille de mon grand-père maternel, des cousins et des cousines de la même famille, deux frères et deux sœurs, qui ne s’étaient jamais mariés. Ils vivaient ensemble dans la grande maison familiale que leur avaient laissée leurs parents. À chaque hiver, les deux sœurs et un des frères, seulement un, prenaient le train pour Montréal, et ensuite l’avion pour la Floride, où ils passaient environ un mois dans le même appartement qu’ils louaient année après année et qui appartenait à un autre Gaspésien qui s’était exilé dans le sud.

 

Egbert n’était jamais allé avec eux. Les autres disaient que c’était parce qu’il avait peur de prendre l’avion. Ils n’insistaient pas trop parce que ça faisait leur affaire que quelqu’un reste à la maison par sécurité et pour s’occuper des animaux. C’était un long voyage. On prenait le train à Percé vers midi et on longeait la côte jusqu’à la vallée de la Matapédia. Ensuite, c’était le Bas-du-Fleuve, après ça Montmagny et Québec, et on arrivait finalement Montréal le lendemain matin. Le vol de Montréal à Miami prenait un peu moins de quatre heures.

 

Une année, à leur retour, les trois voyageurs eurent une grande surprise quand Egbert leur a annoncé son intention d’aller en Irlande. Ils ont tout d’abord cru que leur frère traverserait l’Atlantique en bateau parce qu’ils étaient tellement sûrs qu’il avait peur de prendre l’avion. Quand il leur a dit qu’il avait déjà fait les arrangements avec l’agence de voyage et que son billet d’avion était acheté, ils ne pouvaient pas croire que c'était vrai. Ils se sont tous mis à parler en même temps :

 

« Tu ne peux pas aller en Irlande en avion, Egbert ! Tu as peur de prendre l’avion. » a dit l’une de ses sœurs.

 

Et l’autre a renchéri en disant : « Tu nous as fait croire pendant toutes ces années que tu ne voulais pas aller en Floride avec nous parce que tu avais peur de prendre l’avion, et maintenant tu nous annonces que tu pars pour l’Irlande…en avion. »

 

Et le frère a ajouté : « As-tu été guéri miraculeusement de ta peur de prendre l’avion ? As-tu fait une neuvaine à Saint Patrick ? »

 

Il leur a répondu : « J’ai plus peur des serpents que de prendre l’avion. Et comme je sais que Saint Patrick les a chassés d’Irlande, je n’ai pas peur d’y aller. »

 

« Si tu n’as pas peur de prendre l’avion, pourquoi tu n’es jamais venu en Floride avec nous ? Est-ce que c’est parce que tu as peur des serpents ? » lui a alors demandé une de ses sœurs.

 

Egbert leur a répondu ceci : « Je ne vous ai jamais dit que j’avais peur de prendre l’avion, et ce n’est pas parce que j’ai peur des serpents que je ne suis jamais allé en Floride avec vous. C’est tout simplement parce que ce n’est pas là que je voulais aller. La vérité est que j’ai un peu peur de prendre l’avion, mais que je suis prêt à surmonter ma peur pour aller en Irlande, mais pas pour aller me faire dorer la bedaine sur les plages de la Floride. »

 

Une quinzaine d’années plus tard, lors du premier référendum sur la souveraineté du Québec, j’ai repensé à cette réponse d’Egbert. À ce moment-là, pendant la campagne qui a précédé le vote, les partisans du OUI avaient tendance à prendre pour acquis que tous ceux qui avaient dit qu’ils voteraient NON le faisaient parce qu’ils avaient peur de prendre des risques, du changement et de l’inconnu. Il ne leur était jamais venu à l’idée qu’ils avaient peut-être décidé, comme Egbert, que c’était tout simplement parce que ce n’était pas là qu’ils voulaient aller.

 

Très souvent, les humains sont prêts à prendre des risques et à affronter l’inconnu et un danger réel ou imaginaire parce qu’ils veulent atteindre un but qui leur tient vraiment à cœur. Je pense à mon ancêtre qui est parti de La Rochelle pour venir au Canada et à ma femme Maria qui a traversé la mer de Chine dans un petit bateau surchargé après avoir pris la décision de quitter son pays malgré les risques bien réels que cela comportait.

 

On ne peut pas savoir ce qui pousse les gens à choisir de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, ou à prendre ou ne pas prendre telle ou telle décision. On ne peut pas baser notre jugement sur ce que nous-mêmes croyons ou pensons. C’est ce que j’ai retenu de cette histoire.

 

 

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14/05/2019
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