Déraciné
Mon cousin me disait récemment au téléphone que quand il retournait dans notre ville natale, il retrouvait une façon de faire et de dire les choses qui faisait en sorte qu’il se sentait chez lui. Après avoir raccroché, j’ai eu un petit pincement au cœur et le mot déraciné m’est venu à l’esprit parce que je savais que je ne pourrais jamais éprouver ce sentiment d’appartenance à un territoire. J’ai pensé à un arbre qu’on déracine pour aller le transplanter plusieurs fois ailleurs alors qu'il vient à peine de commencer à pousser.
À l’âge de six ans, mes parents sont partis à l’autre bout de la province avec mes trois sœurs en me laissant seul chez mes grands-parents pour que je puisse finir ma première année d’école. Je suis allé les rejoindre quelques mois plus tard en emportant avec moi le souvenir de la fraîcheur et de l’odeur du vent salé venu de la mer et j’ai eu beaucoup de difficulté à m’habituer à la chaleur moite et aux odeurs de ma nouvelle ville. Je trouvais agressant et agaçant le bruit que faisaient les grillons, auquel je n’étais pas habitué, pendant les nuits chaudes et humides de l’été. Je me suis rendu compte qu’on n’a pas besoin d’aller bien loin pour devenir un étranger. On n’a même pas besoin de quitter sa province ou son pays. Il suffit de changer de région.
Je n’ai jamais vraiment pris racine dans cette ville ni dans l’autre où nous avons déménagé quatre ans plus tard. Je retournais dans ma ville natale, chez mes grands-parents, pendant les vacances d’été mais j’étais comme un étranger. J’étais celui qui vient d’ailleurs et qui s’en va avec les mouettes et les goélands quand finit la belle saison. Quand j’ai eu quinze ans, il y a eu un autre déménagement dans un village où je n’ai jamais vécu à temps plein puisque j’ai fini mon secondaire dans un collège privé situé à une centaine de kilomètres de là. Ça n'était pas si mal étant donné que je rentrais à mon nouveau bercail pour le week-end et les vacances d'été. Après ça, j’ai vécu à Gatineau, à Ottawa, en Louisiane, à Baie-Comeau et à Montréal pour étudier ou pour travailler mais sans jamais m’enraciner nulle part.
Ça fait plus de vingt ans que je vis dans la même maison d’Ottawa, mais j'ai réalisé qu'on ne prend jamais vraiment racine dans un endroit où on n’a pas vécu quand on était enfant ou adolescent. Ici, il y a plein de gens qui viennent d’autres pays ou d’autres régions du Canada mais qui ont leurs racines ailleurs. Nos voisins viennent du Liban, du Portugal, du Brésil, du Moyen-Orient, des Philippines et de Terre-Neuve, et ils sentent le besoin de retourner au pays de temps en temps pour se ressourcer. Leurs enfants, qui vont à l’école et qui ont leurs amis ici, parlent à peu près tous de la même façon, peu importe d’où viennent leurs parents. Ils parlent anglais avec les mêmes intonations qu’on n'arrive jamais à reproduire si on n’a pas grandi dans cette langue, ou, s’ils sont francophones, ils passent de l’anglais au français, souvent dans la même phrase, sans même s’en rendre compte. Dans un tel contexte, un francophone comme moi, venu du Québec, même s'il communique la plupart du temps en anglais, n'a jamais pour autant l'impression d'être véritablement bilingue et de s'être pleinement intégré à son milieu.
Facebook est venu pour moi renforcer ce sentiment de ne pas avoir de racines. On voit souvent des pages d'accueil de groupes qui portent le titre « Tu sais que tu viens de Maniwaki / Rivière-du-Loup / Matane / Tadoussac / Chicoutimi / Rouyn-Noranda quand… ». Et là, les membres échangent des souvenirs, des photos, des anecdotes, des expressions, des dates importantes et toutes sortes de choses qui font en sorte qu’ils se reconnaissent et qu’ils ont une identité commune. Je constate également que plusieurs de mes cousins et cousines ont comme amis Facebook des amis d’enfance qui sont nés et qui ont vécu une bonne partie de leur vie dans ma ville natale.
Le seul avantage que je vois à déménager souvent quand on est enfant est que, d’une part, ça nous donne la possibilité de prendre un nouveau départ, et que, d’autre part, ça nous évite de porter indéfiniment la partie de notre identité liée à la place qu’occupe notre famille au sein de la communauté. Je vous donne un exemple de ce que peut vouloir dire prendre un nouveau départ. Vous arrivez dans une nouvelle ville où personne ne sait que vous n’avez aucune aptitude pour les sports. On vous invite à participer à un sport d’équipe et vous vous en tirez assez bien. À partir de là, on vous considère comme quelqu’un qui, sans être doué pour les sports, n'est pas complètement nul. Pour ce qui est de l’identité liée à la place que votre famille occupe dans la communauté, s’il y a, par exemple, des problèmes d’alcoolisme dans votre famille, personne ne le sait.
Je me demande quelquefois jusqu’à quel point ce déracinement a contribué à forger mon identité et à faire de moi ce que je suis. Je ne le saurai jamais parce que je ne sais pas ce que je serais devenu si j’avais vécu autrement. Peut-être que si j’étais resté au même endroit, je serais moins heureux que je ne le suis maintenant. Qui sait ? Tout ce que je peux dire, c’est que je crois que le fait de ne pas avoir de racines parce qu’on a déménagé trop souvent peut devenir un élément négatif ou positif selon le tempérament et la faculté d’adaptation de chacun. Nous avons un voisin de chalet qui a vécu dans différents pays quand il était enfant parce que son père était dans l’armée. Il est alcoolique et m’a confié que cette série de déplacements avait eu un effet dévastateur sur son développement. Par contre, j’ai connu des enfants de diplomates qui ont su profiter de leurs séjours dans différents pays pour apprendre plusieurs langues et se faire des amis, qu’ils ont gardés, un peu partout dans le monde.
Tout est relatif. Plusieurs choses, dont notre façon de réagir et de s’adapter aux situations, dépendent de notre nature profonde, et il n’y a pas grand-chose que nous pouvons changer à cela.
P.-S. : Dans une chanson intitulée Va t'en savoir pourquoi Serge Reggiani raconte l'histoire d'un gars qui quitte sa ville natale du Nord parce qu'il ne veut pas aller travailler dans la mine. Il marche droit devant lui vers le sud, jusqu'à la mer, où il passera le reste de sa vie. Il décide pourtant de retourner mourir auprès des églantines, dans le pays où il est né. Cette chanson illustre pour moi le lien mystérieux qui rattache à leur lieu de naissance ceux et celles qui y ont encore leurs racines.
https://www.youtube.com/watch?v=o4m56b-bppg
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