Les rêveries du retraité solitaire

Il est écrit dans la Bible qu’Abraham  « expira et mourut, après une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours. » J’aime beaucoup le mot rassasié utilisé dans ce contexte. Je trouve ça très poétique. Ce passage de la Bible m’est venu à l’esprit il y a quelques semaines quand je tentais de me décrire à moi-même et à d’autres comment je me sentais face à l’hiver qui, cette année, avec la pluie et le temps doux, avait fini en queue de poisson. Je n’étais pas rassasié de ski de fond. Je n’avais pas fait tous les sentiers que j’ai l’habitude de faire. Je n’avais pas skié à ma faim. Je suis resté sur mon appétit.

Pour moi, être rassasié de jours veut dire avoir fait le plein de couchers de soleil et de soirs bleus d’été, d’odeurs de printemps, de couleurs d’automne et de forêts silencieuses et couvertes de neige en hiver. Ça veut dire aussi avoir vécu intensément et profondément l’amour et l’amitié. Ça ne veut pas dire ne jamais avoir souffert et qu'on n'en regrettera pas un peu ce qu’on laissera derrière soi en partant. Ça veut simplement dire qu’on a eu le temps de profiter pleinement de ce que la vie nous a apporté de meilleur.

Pour plusieurs, un peu comme une saison de ski de fond qui finit en queue de poisson, la vie se termine avant qu’ils aient eu le temps de la savourer jusqu’au bout. Je pense à ce jeune homme qui n'a pas encore trente ans et qui meurt tragiquement dans un accident de voiture en laissant derrière lui sa femme enceinte et sa fillette de 15 mois. J'imagine un couple de retraités qui avait prévu de vieillir ensemble mais qui est séparé par une cruelle et étrange maladie du cerveau. Il ne reconnaît plus la femme avec qui il a passé la plus grande partie de sa vie, et il a oublié les noms des petits-enfants qu'il aurait tellement aimé avoir le temps de mieux connaître et de voir grandir.

Être rassasié de jours ne veut pas nécessairement et toujours dire vivre longtemps. Il y a des poètes et des musiciens qui sont morts très jeunes mais qui ont vécu très intensément le peu de temps qu’ils ont passé sur cette terre.[1] Et il y a des vieux qui meurent gavés d’une multitude de jours dont ils n’ont pas su profiter, trop occupés qu’ils étaient à accumuler, à marchander et à compter.

Je ne sais pas si comme Abraham je mourrai rassasié de jours. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis encore excité et émerveillé par les beautés de la nature, par les joies profondes que m’apportent l’amour et l’amitié ; et que même si je crois avoir tout dit, j’ai encore beaucoup de plaisir à écrire mes petits textes…just for the heck of it. En même temps, comme m’a déjà dit mon amie Suzanne, je me dis que j’ai eu la chance de faire ce que j’ai voulu faire et que je n'ai rien d’autre de vraiment important on my bucket list…