Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

L'évêque et le barbier

Mon grand-père paternel s’appelait Octave. Il était barbier. Sa barber shop, comme on disait à l’époque, était située sur ce qu'on appelait la Côte-à-Langlois, cette rue de Chandler qui descend abruptement vers la mer. Quand j’étais enfant, à l’âge de quatre ou cinq ans, je me demandais comment la bâtisse, petite et étroite, faisait pour ne pas tomber. Mon père me disait qu’il n’y avait pas de danger parce qu’elle était construite sur un rocher. À l'intérieur, je me souviens de quelques bouteilles contenant des liquides de différentes couleurs, probablement à base d’alcool, que mon grand-père badigeonnait généreusement sur les visages fraîchement rasés de ses clients.

 

Je n’ai jamais vraiment connu mon grand-père paternel parce que nous avons quitté la Gaspésie quand j’avais six ans. Plus tard, à l’adolescence, quand j’y retournais pour passer l’été, c’est chez mes grands-parents maternels que j’allais. J’ai vu mon grand-père paternel peut-être une dizaine fois dans ma vie quand j’allais lui rendre visite avec mon père. Il fumait la pipe et il avait un crachoir près de son fauteuil. Il me mettait mal à l’aise parce qu’il avait une façon un peu différente de parler. Il avait une voix caverneuse qui venait de très loin et un regard un peu vitreux qui regardait toujours fixement devant lui quelque chose que je ne pouvais pas voir.

 

Ce que je ne savais pas, c’est que mon grand-père avait été un homme public qui avait fait des discours et de la politique. Il avait une forte personnalité, n’avait pas la langue dans sa poche, et avait, paraît-il, un sens de l’humour et de la répartie qui avait fait sa renommée dans tout le comté. Pour vous en donner un exemple, je vais vous raconter une anecdote qui me vient de mon cousin Jacques. Mon cousin Jacques a hérité de notre grand-père, mais peut-être aussi de sa mère, Georgette Lambert, qui avait un sens de l’humour à la fois très particulier et très raffiné, de cette facilité de s’exprimer naturellement et de façon colorée que les Irlandais appellent the gift of the gab.

 

Mon grand-père aimait prendre un p’tit coup. Ce n’était un secret pour personne. Il a dû souvent avoir, comme j’en ai eu moi-même quand je buvais, des lendemains de veille qui n’ont pas été faciles. Pour moi, ce n’était pas si mal ; j’étais professeur. Mais imaginez si vous êtes barbier et que vous devez raser vos clients ! Un de ces lendemains de veille où il avait peut-être bu un peu plus que d’habitude, le premier client qui se présente à lui pour se faire raser n’est nul autre que l’évêque de Gaspé, un Irlandais qui aimait lui-même prendre un p’tit coup, mais qui le faisait de façon qu’il aurait souhaité un peu plus discrète. La vérité, c’est que tout le monde le savait mais que personne n’osait lui en parler.

 

Pendant qu’il le rasait, le rasoir de mon grand-père effleure d’un peu trop près le visage rougeaud et un peu bouffi de l’évêque et lui fait une petite coupure. Mon grand-père essuie rapidement et dicrètememt le sang qui se met à couler sur la joue du vénérable prélat et continue à le raser comme si de rien n’était.

 

Après quelques secondes, ce dernier se racle la gorge et lui dit : « Monsieur Bujold, vous devriez savoir que quand on boit trop, on risque d’avoir des tremblements et que ça peut causer des accidents. » Du tac au tac, mon grand-père lui répond : « Sauf tout le respect que je vous dois, Monseigneur, permettez-moi de vous rappeler que quand on boit trop, ça risque aussi de rendre la peau très mince et que ça ne prend pas grand-chose pour la couper.

 

L’évêque a souri malgré lui. Et l’histoire, racontée par le client qui attendait son tour de se faire raser, a tôt fait de faire le tour de la petite ville et de tout le comté.

 

 

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17/03/2020
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