Les rêveries du retraité solitaire

1973

Gilles et son ami Marcel, deux amis d’enfance, se rencontrent dans une brasserie du Vieux-Montréal. Ils ont commandé un pot de draught que certains ont commencé à appeler bière en fût. On entend en sourdine Mick Jagger qui chante Angie.

Gilles : Pis Marcel, que c’est qu’tu fais d’bon ?

Marcel : Pas grand-chose. Ça fait drôle quand quelqu’un m’appelle Marcel. Asteure, tout l’monde m’appelle Boucane.

Gilles : Parce que tu fumes du pot ?

Marcel : Ouais ! J’fais des p’tites jobs de construction pour mon oncle de temps en temps. Y me paye en dessous de la table. Pis j’vends du pot pis du hash.

Gilles : T’es un pusher !

Marcel : Un p’tit pusher. J’vends rien qu’à du monde que j’connais. Un jour, tu vas voir, la marijuana va être légale. On va pouvoir en acheter dans des boutiques.

Gilles : Ouais ! Mais nous autres, on va probablement être mort quand ça va arriver. Tu te souviens de mon cousin de Chicago qui est venu chez nous y a à peu près cinq ans ?

Marcel : Randy ! Oui, oui, j’me souviens de lui. Y avait apporté sa guitare électrique.

Gilles : Y est mort. Y s’est fait tuer au Vietnam.

Marcel : Shit ! Ça, c’est pas cool, man. Pis toé, mon Gilles, que c’est qu’tu fais d’bon ? Encore à l’université ?

Gilles : Ouais ! J’étudie pour devenir prof de français langue seconde. Avec Trudeau pis son programme de bilinguisme, y va y avoir des bonnes jobs bien payés pour enseigner l’français aux fonctionnaires.

Marcel : Vas-tu travailler icite à Montréal ?

Gilles : Non, y va falloir que j’déménage à Ottawa ou dans l'Outaouais mais ça me dérange pas. Y a le Parc d’la Gatineau pas loin.

Marcel : Pour toé qui aime le plein air, le Parc d’la Gatineau, c’est parfait. C’est far out, ça man ! Bon, moé y faut que j’y aille. J’ai une commande à livrer. Si tu veux du pot ou du hash, fais-moi signe ! T’as mon numéro de téléphone. À la prochaine !

2023

Gilles et Marcel se sont retrouvés sur Facebook. Ils se sont donné rendez-vous à la brasserie du Vieux-Montréal qu’ils fréquentaient 50 ans plus tôt et qui est devenue un Starbucks.

Marcel : Ça fait combien d'temps que t’es à Gatineau, mon Gilles ?

Gilles : Presque 50 ans. Te souviens-tu que je t'avais dit que j’aimerais beaucoup la région parce que j’aimais le plein air ? Imagine-toi donc que depuis une quarantaine d'années j’habite en face du Parc de la Gatineau sur une rue qui s’appelle du Plein-air !

Marcel : Wow ! J’ai vu sur Facebook que t’avais eu deux enfants, un garçon pis une fille, que t’avais pris ta retraite en 2015, que t’avais beaucoup voyagé, que t’étais allé en Russie, au Japon, au Vietnam pis en Chine, pis que tu faisais du ski de fond, d'la randonnée pédestre pis du kayak.

Gilles : J’peux dire que j’ai eu une bonne vie. J’ai eu des bonnes conditions d’travail, assez d’argent pour voyager... Pis j’ai une retraite confortable avec Monique. Pis toi, Marcel, j’ai vu que t’étais devenu un homme d’affaires.

Marcel : Ouais, j’viens d’ouvrir mon troisième magasin de marijuana à Montréal. Les affaires vont bien. Je peux pas m’plaindre.

Gilles : Mais avant ça, avant que la marijuana soit légalisée, qu’est-ce que tu faisais ?

Marcel : J’ai travaillé comme agent d’immeuble pis vendeur d’assurances pendant plusieurs années. J’ai eu trois enfants avec trois femmes différentes. Maintenant, j’ai 73 ans pis j’suis tout seul. J’ai un condo au centre-ville. Le soir, j’fume un joint en regardant les lumières de la ville.

Gilles : Tu te souviens, en 1973, tu m’avais dit que le pot allait devenir légal.

Marcel : Pis toé, t’avais dit qu’on allait mourir avant que ça arrive. J’me souviens d’ça.

Gilles : Ouais ! Le pot est devenu légal… Y a des choses qui changent.

Marcel : Pis y a des choses qui changent pas…

Gilles : Comme quoi ?

Marcel : Après 50 ans, notre premier ministre s’appelle encore Trudeau.