Les rêveries du retraité solitaire

Les rêveries du retraité solitaire

C’était le début d’un temps nouveau

En 1970, Renée Claude chantait C’est le début d’un temps nouveau. C’était pour nous, à une certaine époque, un peu comme l’hymne de ralliement d’une génération qui est apparue entre 1946 et 1964 et qu’on a appelé les baby-boomers. Il y a dans cette chanson un optimisme un peu naïf qui nous fait sourire quand on l’écoute aujourd’hui. Pour comprendre d’où venaient ce vent d’optimisme et cette vision idéalisée du monde, il faut regarder un peu le contexte dans lequel elle a été écrite.

 

https://www.youtube.com/watch?v=LXiZVX3MH-s

 

On est arrivé nombreux, comme un tsunami, après la guerre. Derrière ces nombreuses naissances, il y avait probablement le désir de célébrer la vie après ces années noires pendant lesquelles avait triomphé la mort, mais il y avait surtout, ici au Québec, les curés qui avaient interdit à la génération de nos parents et à celles qui l'avaient précédée d’empêcher la famille sous peine de brûler en enfer pour l’éternité.

 

Toujours est-il qu’à 19 ans, au moment où est sortie cette chanson, je venais comme plusieurs autres jeunes de ma génération d’obtenir le droit de voter. C’était la Révolution tranquille, et il y avait une nouvelle classe politique qui voulait changer le monde avec des idées nouvelles et de nouvelles institutions. Il y a eu la réforme du système d’éducation, le système de santé gratuit et universel, et il y a eu aussi la perte de l’influence qu’avait toujours exercée l’Église catholique sur la politique et les institutions québécoises. Et il y a eu la pilule qui a permis aux femmes de « faire l’amour librement » comme le chantait Renée Claude dans sa chanson.

 

Dans ce contexte-là, nous, les jeunes, avions beaucoup de pouvoir. Nous étions très nombreux à voter et les politiciens ne pouvaient faire autrement que de nous écouter. On nous courtisait pour obtenir nos votes et on allait quelquefois au-devant et au-delà de nos attentes. Dans la foulée de la Révolution tranquille, les politiciens ont mis sur pied des programmes sociaux très généreux ; et la Fonction publique telle que nous la connaissons aujourd’hui, autant au niveau provincial que fédéral, en était à ses débuts. On embauchait à tour de bras, et les conditions de travail et la sécurité d’emploi feraient rêver les jeunes d’aujourd’hui.

 

C’est vrai que tout cela a coûté très cher mais les revenus étaient au rendez-vous. L’économie américaine dont dépendait la nôtre roulait à plein régime parce que le reste du monde était paralysé. La guerre avait dévasté l’Europe et le Japon ; le Chine n’avait pas encore rejoint l’économie de marché et les gens mouraient par millions à cause des politiques de Mao ; la Russie et les pays du bloc de l’Est étaient aux prises avec les purges staliniennes, et avaient une économie pas du tout dynamique et très dysfonctionnelle ; l’Afrique se sortait péniblement de la colonisation et ne savait pas trop quelle direction prendre ; l’Amérique latine était dirigée par des dictateurs cruels et sanguinaires comme Batista et Trujillo qui, appuyés par les États-Unis qui voulaient protéger leurs intérêts politiques et financiers dans cette région du monde, maintenaient leurs populations dans l’ignorance et la pauvreté. Au Moyen-Orient, il y avait bien sûr des conflits, mais qui ne menaçaient pas encore la stabilité et la sécurité de l'ensemble de la planète. En 1953, le Royaume-Unie et les États-Unis ont renversé le régime de Mossadegh dont les politiques nuisaient aux intérêts des sociétés pétrolières occidentales et ont remis sur son trône le shah en Iran. C'est ce qui constitue principale cause de la révolution islamiqiue qui aura lieu un quart de siècle plus tard.

 

Ici, au Canada et au Québec, nous avions des mines et plein de ressources naturelles pour faire fonctionner le secteur manufacturier qui était à l’époque l’épine dorsale de l’économie américaine dont la nôtre était en quelque sorte le prolongement. Et les syndicats, qui avaient un pouvoir réel à cette époque, avaient négocié des salaires et de meilleures conditions de travail pour les travailleurs comme mon père qui avaient des emplois à vie pratiquement garantis, et qui payaient des impôts aux différents paliers des gouvernements. Malgré cela, les dépenses publiques ont fini par dépasser les revenus. Et la situation s’est dégradée quand il a fallu commencer à négocier et distribuer de généreuses subventions aux investisseurs étrangers pour les convaincre de venir s'installer chez nous au lieu d’aller dans des pays où la main-d’œuvre est meilleure marché et les conditions de travail non réglementées. Et le vieillissement de la population vient aggraver encore plus le problème :  le nombre de personnes sur le marché du travail diminue proportionnellement au nombre de retraités qui ont quitté le marché du travail.

 

Et maintenant, une cinquantaine d’années plus tard, le vent a tourné. Plusieurs baby-boomers devenus retraités et qui adoraient cette chanson quand ils avaient vingt ans reprochent aux gouvernements d’avoir trop dépensé et de nous avoir endettés. Ils leur reprochent également d’avoir fait trop de concessions aux syndicats et de ne pas faire assez de place au secteur privé dans ce qui relève traditionnellement du secteur public.

 

Les circonstances changent et l’air du temps que nous respirons n’est plus le même. Il y a des chansons comme celle-là qui vieillissent mal. Non, ce n’était pas le début d’un temps nouveau et la terre n’était à l’année zéro. Ce n’était qu’un tout petit bout d’histoire pendant lequel les choses allaient relativement bien pour un groupe somme toute très limité d’individus sur cette planète. Quand j’entends Renée Claude chanter « les hommes ne travaillent presque plus », je ne peux m’empêcher de penser qu’à Montréal, Toronto et Ottawa, une famille avec deux salaires a de la difficulté à se payer un loyer et ne peut pas rêver de devenir un jour propriétaire d’une maison. Et c’est bien pire à Vancouver.

 

Je crois que pour la génération qui nous suit, celle de nos enfants, la situation est relativement bonne, mais qu'avec les changements climatiques et démographiques les défis seront énormes pour la génération de nos petits-enfants. Je ne crois pas que nous puissions dire qu'une génération est plus courageuse, plus vertueuse et plus éclairée que les autres. Il y a surtout des circonstances qui sont différentes pour chaque génération. Par contre, je crois que chaque génération produit des individus qui sont plus courageux, plus vertueux et plus éclairés que l'ensemble de la population, et que ce sont eux qui aident leurs sociétés à surmonter les circonstances difficiles.



12/09/2023
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